Gaëlle * La mer enseigne aux marins des rêves que les ports assassinent.

Réfléchir. J’ai juste besoin de réfléchir. Je sais que ça m’arrive pas souvent, mais là c’est tout ce dont j’ai besoin… Non. Gaelle, non. Pas réfléchir. Faire le vide, c’est mieux. Songer ça fait cogiter et ça c’est pas bon. Faire le vide, prendre l’air, oublier un peu le travail.
Au Paddy’s c’est vraiment intense en ce moment. Je n’ai pas beaucoup de temps à me consacrer, sauf lors des horaires de fermeture. En général, j’en profite pour passer du temps avec Aidan. On se rejoint à l’appartement, on mange un bout ensemble et on discute de nos journées respectives. Parfois, il arrive qu’on regarde un peu la télé. Mais c’est rare, ce n’est pas trop notre tasse de thé.
Autrement, je sors un peu voir Walter, Julian et Lukas. Sortir avec la bande me fait du bien. On rit, on discute, on profite. Et on boit, surtout. Ouais, quand on sort, en général on y va pas de main morte avec l’alcool. Et ça finit soit chacun chez soi, bien comme il faut, soit les uns et les autres carrément éparpillés on ne sait où, ou bien tous chez l’un. Et je ne vous parle même pas de la gueule de bois qui suit, affreuse. Et pourtant, ça ne nous empêche pas de nous retrouver très régulièrement pour remettre ça.

Mais aujourd’hui, je n’ai envie de rien de tout ça. Seulement d’être seule, de m’accorder un peu de tranquillité l’espace de quelques heures. Et pour ça, je n’ai qu’à enfiler mon manteau, mettre une écharpe, sortir. Et marcher. Je marche pendant un petit moment, mes joues rougissantes face à la morsure du froid.
Au bout d’un moment, j’arrive au niveau de la plage Elbstrand. J’écoute un instant le son des vagues qui m’apaise. C’est rare de me voir aussi calme, croyez-moi. Je décide de longer la plage, bottes dans le sable afin de me rapprocher un peu plus de cette eau déchainée. Quelques pensées me traversent l’esprit. Peut-être qu’un jour je devrais venir avec Aidan ? Ça lui changera les idées à lui aussi. Peut-être avec Mary-Ann, aussi, et son petit frère. Luzia et ses enfants. Lukas, Walter et Julian. Quoi que, avec eux trois c’est pas dit qu’on finisse tous au sec… Je ris doucement suite à cette pensée. Mes yeux perdus dans le vide, je lève la tête lorsque je sens me rapprocher de quelqu’un. Je ne suis pas seule, on dirait. Une jeune fille me fait face. Avance elle aussi dans le sable. Je lui souris gentiment, observe les traits de son visage. Elle doit avoir l’âge d’Aidan. Contre mon attente, elle m’adresse la parole, alors je m’arrête à sa hauteur. « Pour dire vrai j’ai atterri là un peu par hasard mais… J’dois bien avouer que vous avez raison. C’est dommage que l’eau soit aussi froide, je s’rais bien allée piquer une petite tête. »

Pour dire vrai, je ne m’attendais pas à ce que cette jeune fille m’adresse la parole, mais je ne m’en montre pas moins hostile ou indifférente. Au contraire, ça fait plaisir de rencontrer des gens comme ça, qui ont la parlotte facile ! Au pub c’est souvent que je parviens à discuter avec quelques-uns de mes clients, car c’est vrai que je suis un peu comme ça aussi. Certains sont réceptifs, d’autres moins, c’est comme ça. Mais au final, ça permet de faire passer le temps de façon un peu plus agréable. Et je ne vais pas m’en plaindre.

La jeune fille et moi-même sommes toutes deux complètement seules sur cette plage immense. Et c’est sûrement ce qui l’a conduit à venir m’adresser la parole. Pour le coup, je ne regrette vraiment pas d’être venue me promener par ici pour faire un peu le vide. Je lui rends aimablement son sourire, tandis qu’à ses paroles mon regard se met à vagabonder sur les vagues. Oui c’est vrai. Ça a beaucoup de charme. Et même encore plus qu’en été. Voir cette plage vide de parasols et touristes m’apporte une sensation de bien-être que je ne saurais décrire. « Je suis complètement d’accord avec vous. » Dis-je doucement en un soupir de satisfaction. Je ris légèrement en suite, acquiesçant ses paroles. « Ouh moi non plus, quitte à rester dans l’ignorance je préfère ça plutôt que d’chopper un rhume ! » En tout cas, cette jeune femme a vraiment l’air très gentille. Encore une fois, ça fait plaisir de rencontrer des personnes comme elle. Le silence s’installe à nouveau entre nous, et mes yeux fuient une fois de plus vers l’immensité de la mer et son horizon. C’est tellement apaisant, un de ces quatre il faudra vraiment que je vienne avec Aidan. La voix de la rouquine me parvient à nouveau aux oreilles et je reporte toute mon attention sur elle. J’affiche un grand sourire, et réponds sans me faire prier : « Enchantée Lisa, je suis Gaelle ! » Oui, les présentations sont toujours très bien pour ce genre de rencontres, ça permet de s’ouvrir un peu plus je trouve, et c’est aussi pourquoi je rajoute : « On peut se tutoyer, si tu veux. » Le vouvoiement c’est bien, mais au bout d’un moment ça me paraît beaucoup trop officiel et pas tellement adapté. C’est plus cool, de mon point de vue, de se dire « tu » de suite. Mais si elle ne veut pas, je comprendrais et je la vouvoierais comme je l’ai fait précédemment. « Eh bien non, mais je pense que ça va vite changer. C’est vraiment apaisant de se promener par ici. Et toi ? »