It's time || ROMANI

"Tu me poses des colles... La femme au nez, elle aime le tennis, mais je ne vois pas d'animal pour ça. Un chaton qui joue avec une balle ? Et le dauphin, qu'est-ce qu'il y a d'autre comme animal qui rit ? La hyène, les gens ne l'aiment pas. C'est triste. Ah si, le merle !"

Dani pensait tout haut. Il savait bien que son amie ne jugerait jamais ses associations d'idées, ou les mouvements saccadés qu'il avait parfois pour assembler une pensée qui lui résistait. Il se sentait bien, dans cet échange. C'était ça qu'il appelait la normalité. Il se sentait à sa place, capable, digne d'aimer et d'être aimé, digne de vivre. Elle aurait pu marcher en équilibre comme une funambule sur le rebord du trottoir, ou lancer des boules de neige aux passants ; ça n'aurait pas été normal, certes, mais ça n'aurait rien changé à son sentiment.

Elle avait cependant une vivacité et une aisance à questionner ce qu'il pensait évident, qui le mettait parfois dans un état de doute. C'est que lui-même ne savait pas clairement pourquoi il avait envie de gâter telle ou telle personne. Il n'était pas sûr de la phrase qui accompagnerait le cadeau. Si on lui posait des questions, il ne savait pas du tout ce qu'il pourrait bien répondre. Bref, la tâche était amusante en ce moment, parce qu'il était avec Romane, mais elle le serait moins quand il faudrait affronter toutes ces personnes différentes face à face. Prononcer une conférence de médecine lui aurait été bien plus naturel, il y aurait vu moins d'embûches.

Alors qu'ils menaient leur petite quête au long des stands, il déclara tout à coup :
"J'ai déjà hâte qu'on se revoie après les fêtes. Il faut absolument que j'aie ton avis sur leurs réactions. Je ne sais pas comment je m'en sortirais sans toi."

Et, comme elle avait émis l'hypothèse au sujet de Thomas, il se hâta de préciser, avec son sérieux habituel :

"Je ne dis pas ça pour te draguer. Juste comme ça. Parce que c'est vrai."

Il appréciait de pouvoir être expansif sans déclencher d'ambiguïtés, parce qu'elle le croyait sur parole, et que cette seule phrase suffisait à le dédouaner de toute interprétation faussée. Ces échanges étaient un vrai luxe. Il n'avait pas l'impression de l'avoir mérité. Il prenait beaucoup et donnait peu, dans leur relation. Mais il y avait une nuance qu'il avait saisie depuis longtemps, et ce, sans avoir besoin de grandes explications pour y parvenir. Romane faisait partie de ces gens qui offrent volontiers, et qui en retirent un plaisir que peu de cadeaux sauraient égaler.

Il avait bien envie de lui donner son cadeau tout de suite. Il ne respectait pas les fêtes, les dates et autres rites, cela lui paraissait artificiel et inutile, mais par égard pour les coutumes des autres, ce besoin d'être correct qu'il poussait jusqu'au principe ou même au vice, il n'aurait pas proposé de transgresser la sacro-sainte période de l'avent.

Le guépard était un animal particulièrement agile et rapide, et Dani se souvenait vaguement d'en avoir vu un déguisé en sportif sur un terrain quelconque, dans un dessin animé, quand il était au pensionnat. Une histoire de sorcière et de voyage interdimensionnel. Il lui semblait vaguement que ça ne se terminait pas très bien pour le guépard, ni pour aucune des personnes non-humaines impliquées (ou humaines, à propos.)

Et le guépard d'un point de vue scientifique était une créature consanguine qui avait échappé par erreur à une extinction bien méritée ; il avait suivi une étude qui procurait aux petits élevés en captivité des labradors de soutien émotionnel, par exemple. Une autre fois, un médiéviste qui intervenait dans un congrès de génétique avait parlé des créatures disparues au moyen-âge, en montrant de vieux textes et des enluminures. Il avait fait allusion à la diversité génétique des guépards, présentant des couleurs rousses ou noires, des crinières de longueurs diverses... aujourd'hui toutes disparues, du fait de l'importation sauvage qui avait résulté en ces illustrations européennes. Il espérait fortement que sa collègue n'aurait pas toutes ces références à l'esprit au moment d'offrir le cadeau. Mais il avait remarqué que les gens compartimentaient tout cela bien mieux que lui, et sans aucun effort. Il y avait une mémoire pour la consanguinité féline et une pour les cadeaux, et les deux se mélangeaient rarement. Phénomène fascinant, qu'il aurait voulu étudier également.

"J'ai déjà plusieurs bonnes personnes autour de moi. Je devrais m'estimer heureux. Et imagine que je sorte avec une jalouse. Elle ferait des histoires quand on se voit. Je préfère encore m'en passer."

Observant le paon, Dani haussa un sourcil. Il ne voyait pas trop l'intérêt. Il percevait la réaction de Romane, et par empathie il accordait une légère valeur sentimentale à l'oeuvre d'art, comme on aime aller à Disneyland par égard pour ses enfants. Mais elle avait employé le mot "incroyable", qu'est-ce qu'elle voulait dire exactement par là ? Il était croyable, c'était un bibelot comme il y en avait des centaines à travers le marché, alors pourquoi celui-ci en particulier ? Là, ça lui échappait.

"Il y a le même en petit à côté," commenta Dani d'un ton neutre. La vendeuse, une vieille dame véhémente qui semblait prête à brandir sa Bible et à les convertir, lui fit les gros yeux.

"Ce n'est pas le même ! Si elle aime celui-là !"

"C'est toujours un paon," rétorqua Dani, quelque peu décontenancé qu'on lui réponde. "Et c'est pas pour elle."

"Ne vous laissez pas couper le sifflet par ce grand dadais !" reprit la vendeuse en se tournant vers Romane. "Il ne sait pas apprécier les belles choses ! Alors le petit pour votre cadeau, et le grand pour vous ? Il faut savoir se faire plaisir, dans la vie."

Quelle embobineuse, celle-là ! Dani était scandalisé. Il hésita à lui faire la leçon devant tout le monde, haussant sa grosse voix comme il l'aurait fait dans son service pour couvrir un échange conflictuel et ramener la paix. Mais au dernier moment, il se dit que ce n'était pas une mauvaise idée. Sa fille l'appelait toujours "Monsieur Spock" quand il faisait ça, ranger ses protestations dans sa poche sans le moindre signe de rancune, pour coopérer avec quelqu'un dont les raisons lui avaient paru supérieures. Elle ne connaissait personne qui tournait la page aussi vite.

"D'accord," dit-il en sortant l'argent de son porte-monnaie. La vendeuse parut à son tour oublier instantanément tout ce qu'elle avait contre lui. Ha, c'était peut-être elle, la femme de sa vie : elle avait un aussi sale caractère, et changeait d'humeur tout aussi vite, songea-t-il avec ironie. Mais il se garda bien de le dire : ressentir l'ironie était tout à fait à sa portée, en revanche l'exprimer sans blesser personne... surtout une inconnue, il n'y croyait pas.

"Ce sera bien pour accrocher tes bijoux dessus, par exemple," ajouta-t-il à l'intention de Romane, tandis que la vendeuse emballait soigneusement le superbe objet. "Je ne sais pas, ça se fait ? Il y a quelques arbres comme ça au stand de bijoux à côté. Et il a l'air assez stable."

Avec les couleurs vives et le brillant de l'animal, bon courage pour retrouver les bijoux ensuite, mais ça, Dani n'y pensait pas.

"C'est bon, on a tout," assura Dani en s'écartant du stand. Il y avait en effet une aura manipulatrice ou du moins, impérieuse, qui émanait de cette vendeuse. Ce n'était pas de sa faute, mais elle était charismatique et avait une grosse voix, et il était à peu près aussi capable de lui tenir tête qu'à la drag queen qui venait parfois à l'hôpital pour donner un spectacle. Il y avait des gens comme ça qui paralysaient Dani, ils allaient simplement trop vite pour lui. Il apparaissait imperturbable en ce moment parce qu'il était un peu fatigué, et économisait ses expressions faciales.

"Elle était tellement contente de lui trouver preneur."

Le paon avait l'air de l'observer bizarrement. Il le tourna dans ses bras pour le faire regarder ailleurs. Il avait du mal à interpréter les paroles de son amie, sans doute toute cette stimulation visuelle qui commençait à lui saturer le cerveau. D'habitude, c'était l'inverse : quelqu'un faisait des remarques positives au sujet d'un objet et Dani ne comprenait pas que la personne souhaitait recevoir cet objet. Combien de fois s'était-il disputé avec sa femme pour ce genre de formules étournées ? Elle disait "ça peut aller" pour signifier "demande-moi de râler sur ma journée", ou encore "j'irais bien voir tel film un de ces jours" pour dire "invite-moi ce soir". Et elle ne fournissait pas les sous-titres.

"Si ça ne va pas chez toi, je peux te le garder. Il ne me dérange pas."

A son tour, il réfléchit à un emplacement pour cet oiseau peu discret. Oh, la chambre de sa fille, ça serait très bien en attendant. Elle n'était presque jamais là et ne laissait pas vraiment de décoration personnelle. Avec un petit hochement de tête, il relégua cette décision dans un coin de son crâne, et reporta son attention sur son amie.

"C'est drôle de te voir t'affoler comme ça. Tu ne t'achètes jamais ce genre de chose ? Tu devrais. On ne vit qu'une fois."

Comme s'il était lui-même sujet au shopping effréné ! Mais elle avait peut-être d'excellentes raisons. Son entourage n'accepterait peut-être pas qu'elle reçoive de tels cadeaux de quelqu'un qu'ils ne connaissaient pas ? Qui sait si son compagnon n'allait pas en concevoir une forme de jalousie ? Dani avait entendu dire que l'importance d'un cadeau, en prix et en taille, devait rester proportionnelle à l'importance de la relation qu'il exprimait. Mais à ses yeux, ce genre d'équation n'avait ni rime ni raison. Il n'aurait jamais su en faire le calcul. Il comptait sur Romane pour arranger une stratégie désormais.

"Merci infiniment pour ton aide, en tout cas. Je ne m'en serais jamais sorti sans toi," assura-t-il en rajustant dans ses bras la quantité de petits cadeaux précieusement emballés.

"Une folie... Bonne question." La tête levée vers les lumières qui envahissaient le ciel, Dani s'interrogea sincèrement, mais son imagination avait donné tout ce qu'elle avait et elle était éteinte. En quittant la foule, il se sentit mieux et respira plus librement, sans se cacher ; Romane savait exactement ce qu'il ressentait à cet égard. Il montra le bout du parking voisin, où un véhicule blanc marqué d'un logo de compagnie était le signe de sa stratégie du jour.

"J'en ai louée une. Je me suis dit que ce serait plus pratique."

Il eut une petite grimace en y pensant ; c'était une chose qu'il ne faisait que pour les occasions spéciales, et de moins en moins avec le passage du temps. Et la route jusqu'à la côte allait encore être bien longue... Enfin, Romane qui évitait de s'acheter des choses parce qu'elle estimait ne pas les mériter, elle pourrait comprendre qu'on s'inflige des corvées de temps en temps pour la bonne cause, sans doute. Il jeta un coup d'oeil à son amie et avoua avec un petit sourire gêné :

"Mais je n'aime vraiment pas conduire. Je n'y vois plus assez bien. Un jour, je vais causer un accident. Enfin... Pas aujourd'hui."

Le calme de ces rues était un vrai soulagement. Il reprit le cours de sa réflexion interrompue. Faire des folies n'était pas du tout son style, c'était le principe d'une folie : une chose qu'il vaut mieux ne pas faire, n'est-ce pas ? Alors pourquoi en déroger. Au plus, il se laissait entraîner dans une nouvelle expérience plus aventureuse que sa moyenne, avec quelqu'un qui était le véritable instigateur. Cette fichue moto par exemple. Ce n'était pas le moment d'y penser alors qu'il stressait déjà à l'idée de prendre le volant. Mais une folie bien à lui ? Quelque chose qu'il s'était résolument gardé de faire pendant des années, pour d'excellentes raisons, mais qui continuait à lui murmurer à l'oreille...

Il voyait tout de même une chose. Une tentation pesante et intimidante, mais néanmoins bien présente. Il ne le ferait sans doute jamais, il aurait besoin d'une assurance qu'il ne possédait clairement pas.

"Si je devais faire une folie, je cesserais d'employer cette détective qui cherche ma famille biologique. Je reprendrais le dossier moi-même, j'irais frapper aux portes et je... je ne sais pas. Mais il se passerait ce qui se passerait et j'en aurais le coeur net."

Arrivé auprès de la voiture, il l'ouvrit rapidement de peur de laisser tomber son chargement et alla jeter un coup d'oeil au coffre. Très bien : il était vide et semblait propre. Ils allaient pouvoir le remplir de petits coffrets scintillants et colorés. Il ne lui manquait plus qu'une barbe blanche et un chapeau de Père Noël... Tiens, les collègues ne lui avaient jamais demandé de jouer ce rôle au service pédiatrique, pourtant il était celui de l'équipe qui avait le profil le plus proche du rôle.