Karl * Jeux de hasard

Elle rentre chez elle rapidement après les cours en ce soir de janvier, alors qu'elle est attendue dans quelques heures. La jeune femme doit retrouver ses amies pour l'anniversaire de l'une d'entre elles et passer la soirée avec ses copines lui ferait probablement le plus grand bien, alors qu'elle pourrait se changer les idées de ses tourments actuels, de ses interrogations incessantes et de ses doutes. Le pied à peine posé dans l'entrée de sa demeure, Adelaïd s'empresse donc de commencer à se préparer, gagnant la douche pour laisser l'eau chaude la détendre quelque peu, comme si la douche pouvait emporter, un peu, de ses tourments loin d'elle.

Dix-neuf heure trente-cinq. Le moteur s'arrête alors que la demoiselle se gare sur le parking du pub écossais où son amie a décidé de célébrer l'événement. Quoiqu'elle ne soit pas une habituée de ce genre d'endroits ou de soirées, l'enseignante esquisse un sourire à l'idée de passer un bon moment, car il ne peut en être autrement en compagnie de ses amies. Elle envoie un dernier message à Rafael pour lui dire où la trouver en cas d'urgence, car elle doute d'entendre son téléphone dans ce pub où l'on dit que l'ambiance est toujours particulièrement animée et elle range l'appareil dans son sac à main, quittant finalement le véhicule pour rejoindre le bâtiment.

L'ambiance la saisit de suite, bien qu'il soit encore tôt dans la soirée et la main levée de son amie Gretchen attire son attention. Un large sourire aux lèvres, Adelaïd approche de cette dernière alors que leur petit groupe de copines n'est pas encore tout à fait au complet et elle salut tout le monde de deux bises sur la joue, après avoir souhaité, tout particulièrement, un joyaux anniversaire à Gretchen, qu'elles fêtent en ce jour.

La soirée commence à battre son plein, il est un peu plus de vingt-et-une heure. Les verres de bières à moitiés vides et les cartons du traiteur jonchent déjà la table basse. Une plaisanterie. Un éclate de rire. Et la chope qui se lève encore pour laisser le nectar rosir les joues. Adelaïd suspend pourtant son geste tout à coup, alors que ses yeux s'arrondissent. Reposant la bière, la jeune femme suppose qu'elle a trop bu. Elle ferme les yeux, alors. Mais quand elle les rouvre, rien n'a changé. Karl Nowak est toujours dans son champ de vision, lui aussi de toute évidence accompagné. Adelaïd n'ose plus bouger. Mais quand il tourne son regard vers elle, quand leurs regards se croisent, elle se risque à un geste timide de la main pour le saluer.

J’évitais d’habitude de sortir en pleine semaine mais ce soir je n’avais pas pu faire autrement, Blaine, un ami de longue date avait enfin pu faire ce dont il rêvait depuis quelques années maintenant sans pour autant sauter le pas, à savoir divorcer, et il tenait ce soir à fêter ça comme il se devait. Bien que je ne sois pas pour les divorces, même si j’étais moi-même divorcé, je devais bien reconnaître que dans ce cas c’était la meilleure chose à faire, sa femme le trompait, il trompait sa femme, et leurs fils unique venait de quitter la maison pour aller à l’université de la Capitale, alors ils n’avaient plus vraiment de raisons de rester ensemble. Il avait donc tenu à marquer ce jour d'une pierre blanche. Et puis j’avais besoin de changer un peu de routine, bien que j’aimasse passer mes soirées avec ma petite fille mais sortir sans enfants de temps en temps rien que pour boire quelques verres c’était quelque chose d’important également.

J’arrivais au pub un peu en retard, donc j’étais sûr de trouver mes amis déjà bourrés, surtout Blaine, c’était son endroit préféré dans la ville car il lui rappelait ses origines écossaises qu’il criait sur tous les toits à tout bout de champ. À son mariage il nous avait même fait porter le kilt, j’espérais donc qu’il ne vienne pas ce soir en kilt pour l’occasion. Quoi qu’il en soit à peine entré je me retrouvais avec une bière à la main en train de trinquer à sa nouvelle vie de célibataire et soulagé - en passant - de le voir en pantalon. Nous étions dans un coin du pub et il était presque impossible de ne pas nous remarquer, surtout que mes amis étaient vraiment très bruyants, et ça n’allait pas s’arranger avec le temps qui passe et les bières qui se succédaient à notre table.

J’en étais à ma seconde quand je croisais son regard, Adelaïd Schuylers, une de mes patientes, l’enseignante de ma fille se trouvait de l’autre côté de la salle et venait de me faire un signe. Je lui souris alors en lui faisant un signe de la tête avant que Blaine me saute dessus. « Qui c’est ? » la subtilité n’était pas son fort, toujours à aller droit dans le but. « Non tu sais quoi, je n’ai même pas besoin de savoir, va la voir et offre-lui une bière et si tu n’y vas pas j’y vais, je suis célibataire donc plus rien ne m’en empêche. »

« Être marié ne t’en empêchait pas non plus avant… » Avions-nous pu entendre lancé par un des cinq hommes autour de la table. Quant à moi je n’avais même pas eu le temps de dire quoi que ce soit qu’un autre ami de mon groupe me tendait une des nombreuses bières qu’on avait commandées et qu’on nous ramenait avant de me pousser sans ménagement vers la femme qui se demandait sans doute ce qui se passait, je ne pouvais pas faire demi-tour, ce serait bizarre et malpoli mais je ne savais pas non plus ce que j’allais lui dire. Et sans comprendre quoi que ce soit à la situation je me retrouvais en face d’elle et je devais parler. De toute évidence elle n’était pas seule non plus et de toute évidence j’étais dans une situation vraiment gênante.

« Bonsoir… »

Je ne savais même pas si ce bonsoir était destiné à elle ou à toute sa table. Mon cerveau essayait de faire le boulot, de trouver quelles informations envoyer au reste de mon corps et surtout ma bouche pour éviter que la situation soit encore plus gênante mais la fatigue et les trois bières déjà bues n’aidaient en rien.

« Vous passez une bonne soirée ? »

Voilà une question, et cette fois-ci elle lui était adressée, en plus rien de mieux qu’une question pour briser le silence, et ainsi envoyer la balle dans l’autre camp. Ça allait me permettre de gagner un peu de temps, mais une chose était certaine j’allais tuer mes idiots d'amis ce soir.

Elle l'avait vu. Et il avait vu qu'elle l'avait vu. Partant de là, Adelaïd Schuylers n'avait pas put faire comme si de rien n'était, comme si elle ne l'avait pas vu. Non, ce n'était pas possible qu'elle l'ignore, d'autant plus qu'ils allaient se voir prochainement en rendez-vous. Même si elle n'avait toujours pas accompli l'exercice qu'il lui avait confié et qui revenait, il l'ignorait, à l'inviter lui-même pour aller prendre un verre un soir. Parce qu'il était l'homme qui lui plaît dont elle lui avait parlé. L'homme dont elle doutait qu'il puisse un jour s'intéresser à elle, parce qu'il avait connaissance de tout ses travers et des douleurs de son âme. Il ne pouvait pas, partant de ce constat, s'intéresser à elle autrement que comme une patiente, une patiente qu'il soignait depuis pas loin de dix ans à présent.

Son cœur vacille, comme elle remarque un homme aux côtés de Karl, qui regarde dans sa direction et elle détourne la tête en noyant sa gêne dans sa chope de bière, en jetant quelques coups d’œil furtifs, intrigués, dans sa direction. Elle se demande de quoi ils peuvent parler comme ça, en la regardant et elle tente d'oublier tout ça en parlant avec ses amies. Mais un mouvement attire son attention si bien qu'elle fixe sur l'homme son regard, alors que ce dernier avance dans sa direction et elle déglutit alors en l'observant. La terre pourrait s'effondre immédiatement autour d'elle qu'Adelaïd ne le verrait pas. Une amie lui parle, sur sa droite, mais la jeune femme n'y prête pas attention alors que l'homme arrive à leur hauteur, en adressant ses salutations.

«- Bonsoir... Monsieur Nowak.» le salut la jeune femme en retour.

Le temps s'est comme suspendu pour la demoiselle et l'enseignante se sent un peu gauche, alors qu'elle a conscience qu'elle doit trouver quelque chose à lui dire, alors que rien ne lui vient, la laissant dans le plus grand des troubles, dont il la sauve en initiant, lui-même, une interrogation. Pour elle, ou pour toute la tablée ? Les filles le regardent et certaines ne comprennent pas, le prenant probablement pour un gros relous comme on en voit souvent. Jusqu'à ce qu'Adelaïd se décide à répondre, attirant sur elle leur attention. Elles ne savent pas elles, elles ne savent pas que cet homme est le psychologue de la demoiselle, alors qu'elles ne savent pas même que leur amie consulte, ni même qu'elle a perdu un enfant, parce qu'elle n'a pas put le leur dire, parce que c'était beaucoup trop difficile.

«- Très bonne oui... Et la vôtre ?»

Elle le questionne à son tour, Adelaïd, le rouge aux joues. Et elle se demande qu'elle allure elle peut avoir. Si elle est jolie. Pensée stupide, parce qu'elle ne se trouve jamais bien Adelaïd, jamais. Et qu'il ne fait sûrement pas attention à ça lui, elle n'est ni plus ni moins que sa patiente, après tout. Elle doute qu'il puisse imaginer autre chose entre eux, quand bien même elle le souhaiterait. Mais elle n'est pas capable, de lui dire qu'elle éprouve pour lui ce qu'aucune patiente ne devrait éprouver pour son thérapeute.

Avec quelques amis. Cela, la demoiselle l'a remarqué avant qu'il ne vienne vers elle, mais elle se garde de le lui signaler. Elle a seulement un sourire gêné, Adelaïd. Gêné par les amis de l'homme qui les regardent et qui s’esclaffent. Gênée par le regard de ses propres amies sur lui, sur elle aussi. Trop de monde autour d'eux, trop de regards. Une situation pour le moins embarrassante. Et cette mission qu'il lui a donné. Elle n'aurait pas dût y penser, la voilà qui se ratatine sur place. Et elle se sent débile, débile de ne rien trouver d'autre à dire, alors que le quadragénaire semble patauger dans la semoule en disant avoir seulement voulu la saluer et lui souhaiter une bonne soirée.

«- C'est... c'est gentil à vous.»

Il commande une nouvelle tournée pour la jeune femme et ses copines, pour s'excuser de la gêne engendrée par sa visite. Et il la salut, avant de tourner les talons. Adelaïd reste clouée sur place, sans savoir quoi dire, sans même avoir eut le temps de le saluer en retour. Et elle croise le regard réprobateur de sa meilleure amie sur elle, qui lui fait adopter une petite moue qui demande, sans le dire, à sa meilleure amie ce que cette dernière a.

«- Tu comptes le laisser partir comme ça et voir une autre nana aller le draguer ?»
«- Ben non mais...»
«- Alors dépêche toi nigaude, rejoint le ! Y'a même tes yeux qui bavent là !» assure la copine avec un fin sourire. «Donc tu y va et vous papotez un peu. Plus vite que ça miss !»
«- Oui oui ça va, j'y vais !» assure la jeune femme.

Elle porte son verre à ses lèvres pour vider le contenu alors que l'on apporte les nouvelles consommations à leur table et elle se redresse en essayant d'oublier le regard des amis de Karl posés sur elle. Le rejoignant rapidement, à mi-chemin entre leurs deux tables, Adelaïd pose sa main sur son bras pour attirer son attention. Mais elle ne sait pas quoi dire, elle, pas plus que lui quand il est venu.

«- Attendez je...» elle cherche ses mots. «On pourrait... Je pourrai vous... vous inviter à... prendre un verre ?» finit-elle par demander, avant de rougir un peu et noyer le poisson. «Pour... pour mon exercice vous savez... Pour m'entraîner....»

Elle rougit plus encore, sans réaliser qu'il va forcément penser qu'elle veut s'entraîner pour un autre type, alors qu'elle a l'impression de défaillir, elle, de lui avoir demandé.

Aïe aïe aïe ! Qu’est-ce que j’étais en train de faire ? mais qu’est-ce que j’étais en train de faire ? Adelaïd était ma patiente, elle m’avait fait signe, j’aurais dû lui faire signe en retour et basta, et là je me retrouvais à essayer de trouver quoi dire pendant que des inconnues avaient les yeux braqués sur moi, le mieux c’était donc de clôturer vite cette conversation, si tant est qu’on pouvait appeler ça une conversation et de repartir rejoindre mes amis à leurs tard et surtout de vite oublier cet épisode gênant.

Et alors que je me retournais et que j’avançais vers l’autre coin de la salle en essayant déjà de chasser de mon esprit ce qui venait de se passait quand quelqu’un m’arrêtait en me prenant par le bras, je me retournais et ce n’était autre qu’Adelaïd. Surpris je l’étais et je restais silencieux alors qu’elle me demandait d’attendre, attendre quoi ? elle semblait aussi mal à l’aise que moi quelques secondes plus tôt. Elle commençait à bafouiller avant de finir par me demander d’aller boire avec un verre avec elle, cette demande bien que je sache que je ne devais pas l’accepter m’avait fait du bien intérieurement, et je ne me l’expliquais pas, comme je ne m’expliquais pas la déception qui avait suivi lorsqu’elle avait rajouté que c’était pour s’entrainer avant de mettre en application le devoir que je lui avais donné. Et pourtant je m’efforçais de sourire pour cacher cette déception.

« Et bien…oui volontiers ! Cela dit, vous allez peut-être me trouver un peu vieux-jeu mais c'est moi qui vous invite. »

Dis-je en souriant pour essayer de la faire se sentir mieux alors qu'elle rougissait un peu.

« Peut-être qu’on pourrait aller un peu plus loin, voulez-vous ? »

Oui, la dernière chose que je souhaitais c’était que mes amis et ses amis nous regardent, les dernières minutes avaient été assez pénibles comme ça, je ne voulais pas que ça continue. Et rapidement on allait s’asseoir à une table loin du champ de vision de ceux qui nous accompagnaient avant de commander deux boissons, quant à moi j’avais toujours cette satané bière dans la main. Je la déposais alors sur la table sans lui dire bien sûr que cette bière était censée être pour elle.

« Vous avez l’air de passer une bonne soirée avec vos amis, vous venez souvent dans ce pub ? vous pensez y inviter le mystérieux inconnu dont vous m’avez parlé. »

Fallait bien commencer la conversation et puis ça me tuait de ne pas savoir qui était cet homme qui l’attirait et avec lequel elle voulait tout faire bien au point de me demander de s’entrainer avec moi avant de le faire.

Elle ne sait pas quel genre de courage la prend, Adelaïd, mais alors qu'elle pensait ne jamais arriver à inviter Karl pour prendre un verre comme il lui a demandé de le faire, elle parvient à le faire comme elle vient de le croiser dans ce bar. C'est plus facile du fait qu'ils soient tout deux déjà au bar assurément. Peut-être aussi parce que la jolie brune a un peu bu avant qu'il n'arrive et que l'alcool donne un peu de courage parfois. C'est peut-être ce qui lui permet de trouver le courage de l'inviter. Parce qu'elle n'est pas tout à fait sobre. Mais elle s'inquiète naturellement immédiatement après avoir terminé sa question, comme elle attend que l'homme réponde.

Mais sa réponse est favorable et la demoiselle ne s'y serait pas attendu, elle est un peu prise au dépourvu en fin de compte alors qu'elle s'attendait à le voir refuser et retourner auprès de ses amis. Ce n'est pas le cas et cette pensée arrache un sourire à la jeune femme. D'autant plus qu'il veut l'inviter, il y tient, disant être un peu vieux jeu. Assurément mais elle,doit bien admettre que ça lui plaît assez, Adelaïd, comme proposition. Que ce soit lui qui l'invite, en un sens. Même si ce n'est pas vraiment une invitation à sortir, hein ? Elle ne sait pas trop ce que c'est pour être honnête. Peut-être qu'il vaux mieux qu'elle ne se pose pas la question, tout simplement.

«- Avec joie oui.»

Un peu plus loin, ce sera bien mieux, pour se fondre dans la foule et ne pas sentir sur eux les regards de leurs amis respectifs qui, elle s'en doute, doivent avoir les yeux rivés dans leur direction, curieux probablement de savoir qui est l'autre, désireux de poser milles questions. Elle lui emboîte le pas, alors, pour échapper à ces paires d'yeux sur eux et ils s'installent dans un coin. Elle est un peu intimidé, Adelaïd, essayant de le masquer par un sourire. Mais il la détend, lui, en lançant la conversation rapidement, si bien que le silence n'a pas le temps de s'installer, de devenir gênant, entre eux.

«- Peut-être, je ne sais pas si c'est le genre d'endroits qu'il apprécie vraiment.» souligne la jeune femme comme il évoque le rendez-vous qu'elle est sensé demander à l'homme qui lui plaît. Alors que de son point de vu, elle est en train de le vivre, le fameux rendez-vous. Elle n'en dira rien et continu. «Nous célébrons un anniversaire... J'ai vu que vous étiez également accompagné. Vous venez souvent ici ? Ou votre présence était requise pour un événement important ?»