Scrutant les tables du restaurant, Elisha prend ses marques dans ce nouvel environnement, cet établissement dans lequel, désormais, elle va travailler. C’est une chance, elle le sait. La réputation est excellente et être maître d’hôtel à son âge… Elle n’aurait pas pu rêver mieux. Pas un instant. Bien sûr, elle sait que cette “chance”, c’est le fruit de son travail, en réalité, mais ça reste gratifiant.

Elle inspire profondément, ajuste sa jupe et s’empresse d’aller prêter main-forte à l’équipe pour le dressage et la préparation du prochain service. D’ici une heure, l’espace sera envahi d’habitués ou de convives curieux, désireux de tenter l’expérience du bistro, et tout doit être parfait pour leur arrivée. Alors elle s’active, repérant rapidement les numéros de tables, les mémorisant pour ne pas se tromper pendant le service.

Quand elle rejoint l’espace réservé au personnel de salle, où se dresse la machine à café et tout le nécessaire pour le service de celui-ci, elle se fige. La salle donnant directement sur les cuisines, son cœur manque un battement lorsqu’elle reconnaît la silhouette vêtue d’une tenue de cuisinier qui s’affaire au milieu de ses équipes. Une silhouette qu’elle ne s’attendait pas à revoir de sitôt. Qu’elle espérait ne plus croiser, surtout. Fixant le visage concentré de Mathias, qui ne donne pas l’impression de l’avoir remarquée, Elisha déglutit, cherchant à calmer la tempête de ses émotions.

Se frayant un chemin à travers les serveurs affairés, elle tente d’oublier ça, de se concentrer sur son service, alors qu’il ne reste plus que quelques minutes avant que celui-ci ne commence. Mais son regard continu de se tourner vers les cuisines de temps à autre, son cœur s’étant emballé. D’ici quelques minutes, elle devrait lui faire face. Pour le travail. Et après ça ? Elle ne sait pas. Elle n’a jamais réfléchi à ce qu’elle ferait si elle le croisait. Elle ne pensait pas que ça arriverait.

Elle avait espéré que la distance et le temps à Vienne lui auraient permis de guérir. Ici, et maintenant, elle réalise que ça n’est pas vraiment le cas. Non, elle n’a pas guérit. Elle a avancé, oui, mais n’a pas guérit. La rancœur qui s’infiltre dans son cœur, qui explose, le lui confirme. Elle lui en veut. Elle lui en veut d’avoir ruiné trois ans sans explication. De l’avoir traitée comme une moins que rien. De l’avoir simplement ghosté, comme un adolescent qui n’assume pas de quitter sa copine, qui n’estime pas qu’elle mérite une explication, au moins.

Elle ravale sa nervosité comme les premiers clients arrivent, prenant place autour des tables et, scotchant un sourire sur son visage, elle commence son service, prenant les premières commandes avant de se diriger vers le bar pour les apéritifs de ces messieurs-dames avant de rejoindre les cuisines, le coeur tambourinant dans sa poitrine. C’est là. C’est maintenant.

"- Chef j’annonce, trois terrines et une kartoffel pour la 54 ! A suivre, deux laberkäses, une schnitzel et une choucroute." annonce-t-elle, son bon en main, avant de fixer celui-ci sur le porte-bon, jetant un regard au chef en même temps, avant de filer, le coeur battant.

Elisha le fixe, son coeur battant la chamade alors qu’elle énonce son bon, n’ayant pas été prévenue de l’absence de choucroute au menu et fixe le bon sur le porte-bon avant de filer rapidement pour continuer son service. Plus de choucroute au menu cette semaine. Et pourquoi les cartes ne sont-elles pas à jour ? Pourquoi personne ne l’a prévenu ? La voilà prise au dépourvu. Pour un premier jour, c’est loin d’être l’idéal. Mais sans se démonter, elle retourne à la table concernée, s’excusant avec un grand sourire, expliquant rapidement la situation, l’absence de la choucroute à la carte. Heureusement, les convives sont plutôt compréhensifs et choisissent autre chose rapidement, pardonnant cette erreur. Elle retourne en cuisine rapidement, alors, indiquant la modification à haute et intelligible voix, son regard croisant de nouveau celui de Mathias. Elle a l’impression de recevoir un coup de poing dans l’estomac, alors.

"- Normalement quand un plat de la carte est manquant, on prévient la salle. Mais c’est vrai que la communication c’est plus vraiment ton fort, hein ?" souffle-t-elle.

Elle le fixe encore une seconde, ayant parlé suffisamment bas pour que le personnel de cuisine ne l’entende pas, n’ayant guère envie de faire des histoires surtout pour son premier jour, ni aucune envie de le discréditer aux yeux de son équipe, avant de s’éclipser de la cuisine, retournant à son travail. Dans la salle du restaurant, les tables sont de plus en plus pleines, le travail intense, et elle n’a pas vraiment le temps pour un règlement de compte ou quoi que soit ce dont elle a besoin. Ils auront le temps pour ça après. Plus tard. Enfin, s’il consent à lui parler, mais elle n’est pas sûre de lui laisser le choix, cette fois.

Malgré la tension entre eux, la tension de ce service, Elisha se concentre sur la gestion de la salle, s'assurant que chaque client est pris en charge avec professionnalisme et attention. Aussi habilement que possible, elle jongle entre les demandes des clients, les attentes du personnel et les aléas du service, ne jetant que quelques rapides coups d’oeils en cuisine chaque fois qu’elle y porte un bon, ne s’y attardant pas, même si elle se promet de clarifier les choses une fois que le rush sera terminé.

La fin de service s'amorce doucement. En salle, les tables commencent à se vider les unes après les autres, à mesure que les clients partent, terminant leur déjeuner. L’équipe ne lève pas le pied pour autant, s’activant pour satisfaire les dernières tables, débarrasser celles qui se libèrent et les redresser, pour le prochain service. Le travail ne s’arrête pas quand le dernier client sort, pour la salle, loin de là. Il y a encore beaucoup de choses à ajuster, à débarrasser, ranger, préparer… Si bien que presque une heure après le dernier départ, Elisha termine tout juste de travailler en salle.

Au vu de l’heure qu’il est quand elle s’apprête finalement à rejoindre la salle des équipiers, elle ne s’attendait pas à ce que Mathias soit encore sur les lieux. L’idée d’une discussion entre eux devrait donc attendre jusqu’au lendemain, au moins. D’ici là… Elle allait essayer de prendre son mal en patience. Pourtant, sa voix parvient jusqu’à ses oreilles, la faisant sursauter. Qu’est-ce qu’il faisait encore là ? Bien sûr, la cuisine doit être nettoyée après le service, ils ne s’arrêtent pas de travailler au moment où ils envoient le dernier plat, mais il est habituel, malgré tout, que la cuisine termine avant eux. D’autant plus qu’elle commence avant la salle, aussi. Visiblement, le nettoyage a pris un peu plus de temps, aujourd’hui.

"- Tu parles tout seul ?" demande-t-elle quand il entre dans son champ de vision, l’ayant rejoint en se laissant guider par la provenance de sa voix.

Il n’y a personne avec lui, laissant peu de place à d’autres probabilités, à moins que son interlocuteur ne se soit éclipsé entre-temps, dans elle ne sait quel autre sens. Elle ne connaît pas encore bien l’établissement, après tout, pour en connaître toutes les sorties possibles. Et ce n’est pas vraiment ce qui l’intéresse, dans l’immédiat, comme son regard se fixe sur Mathias. Peut-être qu’ils vont l’avoir cette après-midi leur discussion, finalement. Elle ne sait pas si elle est vraiment prête pour ça. Mais maintenant qu’ils sont là… Maintenant qu’ils vont travailler ensemble, surtout…

"- T’aurais quelques minutes à m’accorder ?"

Quelques minutes et une discussion, tout ce qu’elle demande, après un peu plus de deux ans de silence. Pas la mer à boire. Il les lui doit largement.

Elle a besoin de comprendre. Elle a besoin de réponses. Elle a besoin, ici et maintenant, que Mathias s’explique. Qu’il lui dise pourquoi il y a un peu plus de deux ans il a arrêté de répondre à ses messages, à ses appels, l’ignorant complètement alors qu’ils étaient ensemble. Elle a besoin de comprendre ce qu’elle a fait de mal pour mériter ça. Besoin de comprendre ce qu’elle a pu mal faire pour que leur histoire s’arrête avec une telle rudesse. Bien sûr, Mathias avait perdu sa mère d’un cancer à l’époque. Bien sûr, pendant les six mois précédents le drama, il avait été de moins en moins présent pour elle et ça, elle pouvait le comprendre. Mais après ? Pourquoi est-ce qu’elle n’avait pas mérité au moins des adieux corrects ?

Se tenant là face à lui, sans même savoir si elle sera en mesure d’encaisser ce qu’il pourra lui dire, elle déglutit, son regard se posant sur le sol alors qu’elle cherche ses mots tandis qu’il accepte de lui accorder quelques minutes, ces quelques minutes qu’elle attend depuis tant de temps maintenant et que, tout en les attendant, elle n’a jamais vraiment préparé. Pas sérieusement. Elle a imaginé un million de fois ces retrouvailles, ce qu’elle pourrait dire, pourtant, mais rien qui vienne à présent. Et elle réalise que, même si elle obtient des réponses, les mots de Mathias ne pourront effacer les nuits de solitude, les larmes versées en se demandant ce qu'elle a pu faire de mal.

Elle se force à rester calme, à garder la patience nécessaire pour entendre sa version des faits, même si elle sait que certaines blessures ne guérissent jamais complètement. Malgré la douleur, elle espère que cette conversation apportera une forme de guérison, un début de clôture à cette histoire inachevée qui avait laissé son cœur en lambeaux, qui lui avait fait fuir les relations et redouter de souffrir encore de la même façon.

"- Pourquoi ? Qu’est-ce que… Qu’est-ce que j’ai fait ? Ou pas fait, pour mériter… ça ?" souffle-t-elle alors.

Et elle attend. Elle attend et les secondes semblent être une éternité alors que Mathias rassemble ses pensées pour répondre. Dans ce moment de suspense, elle peut entendre le tic-tac régulier de l'horloge du restaurant, presque comme un écho de son propre cœur battant la chamade dans sa poitrine.

La réponse ne lui suffira pas, dit-il, affirme-t-il. Et pourtant, elle a besoin de l'entendre. Elle a besoin de comprendre. Besoin qu'il lui dise enfin ce qui s'était passé il y a deux ans de ça, ce qu'elle avait fait pour que leur relation prenne l’eau, pour qu'ils deviennent presque des étrangers. Pour qu'un jour il décide qu'il n’avait plus besoin de lui répondre au téléphone, plus besoin de lui parler, plus besoin d’entretenir leur relation. Pour qu’un jour il décide qu’il en avait assez. Est-ce qu'elle n’en avait pas suffisamment fait pour le soutenir à l’époque, tout en essayant de lui laisser de l’espace face à la maladie de sa mère ? Ou est-ce qu'au contraire, elle avait été trop présente malgré tout, l’avait étouffé sans le vouloir ? Une question qu’elle se pose depuis deux ans, à laquelle elle ne trouve pas de réponse et qui la ronge, depuis tout ce temps, comme elle a souffert et souffre encore de la brutalité de cette séparation.

Elle attend qu’il continue, parce qu’elle ne peut pas se contenter de ça, qu’elle ne peut pas se contenter du peu qu’il lui donne. Elle ne peut pas simplement se satisfaire de savoir que la réponse ne lui suffira pas. Elle a besoin de savoir qu’elle est cette réponse. Elle attend depuis deux ans. Elle ne peut plus attendre, maintenant. Pas alors qu’il est enfin là, devant elle. Elle a déjà trop attendu. Déjà trop pris sur elle.

Il se lance, enfin. Pas de sa faute. Elle rirait presque, jaune. Elle se retient, se contente de l’écouter, d’encaisser ce manque d’originalité. C’est pas toi, c’est moi. C’est ce qu’ils disent tous de toute façon, non ? C’est ce que bien trop de monde trouve à dire quand il s’agit de rompre, des mots dont elle n’est pas sûre de la sincérité, tant ils sont utilisés. Tant elle a l’impression qu’ils sont une norme.

Il a vrillé, avec la maladie de sa mère, avec son décès, incapable de gérer une relation amoureuse, incapable de poser des mots sur ses ressentis, incapable de dire à eclle qui partageait sa vie depuis pourtant trois ans qu’il ne se sentait plus capable de s’investir dans cette relation, pas avec tout ce qui lui tombait dessus. Et elle pince les lèvres en l’écoutant. Non, la réponse ne lui suffit pas, il a raison. Au-delà de ça, elle n’est pas sûre de comprendre, vraiment, ce qu’il veut dire. Après trois ans, est-ce qu’elle n’était pas supposée être une figure supportive, rassurante, dans son existence ? Est-ce que la maladie avait pu réduire à néant ce qu’ils partageaient aussi facilement ? Ou est-ce qu’il ne l’aimait simplement pas assez pour qu’elle ait une place dans sa vie face aux pires moments de celle-ci ? Est-elle égoïste d’y penser, quand il assume n’avoir pas été capable d’être ne serait-ce que correct avec elle ? Ou n’est-ce que sa rancune qui s’exprime, empoisonnée par deux années d’attente, de spéculations, de questions sans réponses ?

Ce qu’elle sait, c’est qu’elle ne sait rien. Même maintenant, même avec ce semblant d’explication, dont elle ne sait que faire. Dont elle ne peut que accuser le coup, sans savoir vraiment quoi en penser. Peut-être est-ce trop tôt, trop frais, pour qu’elle puisse se positionner face à ces mots qu’elle décortiquer milles fois plus tard pour en extraire toute la pensée.

Et pourtant quelque part, elle comprend. Elle comprend qu’elle n’était pas la priorité à cette époque et ce n’est même pas ce qu’elle lui avait demandé. Elle ne lui demandait pas de son temps, consciente qu’il avait besoin de faire face aux émotions qui le traversaient, aux événements de sa vie. Bien sûr qu’elle pouvait comprendre qu’il ait besoin de temps pour lui plutôt que de lui en consacrer à elle.

"- Je ne te reproche pas d’avoir pris du temps pour toi. Je pouvais le comprendre, je pouvais l’accepter. J’sais bien que j’étais pas ta priorité et c’était pas un problème. Parce que je sais que ce que tu traversais était plus important. C’est pas du temps que je te demandais." souffle la blonde. "C’était de la considération. Du respect. Je ne méritais pas de croire pendant des mois que j’étais le problème, que j’avais fais quelque chose de mal quand j’ai essayé, comme je pouvais, de te soutenir…" poursuit-elle, amère.

Ce n'est pas si simple. Il paraît que c'est ce qu'ils disent tous, quand ils quittent une fille. Enfin, dans leur cas, ça fait déjà quelques années que la rupture est actée. Deux ans. Deux années qu'elle a passé sans nouvelles, dans le silence le plus complet. Forcément, aujourd'hui, elle ne peut que lui reprocher de ne pas l'avoir considéré, de ne pas avoir été honnête avec elle. Car ce n'est pas tant leur rupture qui lui fait mal que le silence, que la manière, que la voie qu'il avait prise. Il avait simplement décidé de ne plus entretenir leur relation, de ne pas avoir l'honnêteté de le lui dire en face, de la laisser croire, pendant deux ans, qu'elle avait été, d'une manière ou d'une autre, responsable. Et c'est pour ça, comme pour les larmes qui ont suivi, pour la destruction qu'il a semé, qu'elle lui en veut aujourd'hui. Ce n'est pas si simple, dit-il, mais pour elle, ça l'est. Ce qu'elle sait, c'est qu'il l'a brisé, sans se retourner. Et si elle pouvait comprendre que l'époque soit plutôt compliquée pour lui, difficile, elle ne peut pas nier la douleur qui fut la sienne pendant tout ce temps.

Il n'avait pas la force d'entretenir une relation en dehors de son père ou de son frère. Même envoyer un message ou cliquer sur répondre quand il avait un appel était difficile. Mais, si elle peut comprendre ça, si elle peut comprendre que le moment était vraiment terrible pour lui, il n'en reste pas moins qu'il n'avait pas assumé avec elle, qu'il n'avait pas fait les choses comme il fallait. On ne quittait pas les gens en devenant un fantôme dans leur existence. On ne quittait pas une relation de trois ans sans avoir l'honnêteté de le lui dire. Sans prendre ses responsabilités, aussi difficiles soient elles. Parce qu'il croyait quoi ? Que ça n'avait pas été difficile pour elle aussi ? Que ce qui s'était passé était évident ? Qu'elle n'avait pas souffert ?

"- Des mois plus tard, le mal était déjà fait."

Et dire qu'elle avait refusé une opportunité énorme pour lui, pour le soutenir, pour qu'il finisse par ne même pas avoir la délicatesse ou la correction de la quitter correctement. Dire qu'elle avait refusé paris et un grand palace pour être là pour lui, pour le soutenir. Parce que le plus important, à l'époque, n'était pas ses propres opportunités, mais ce qu'il traversait. Parce qu'il aurait été égoïste de saisir sa chance et ne pas être là pour lui, pour le soutenir.

"- J'ai cru... J'ai cru tout ce temps que c'était ma faute..." souffle-t-elle.

Et elle n'était pas sûre que ça l'aide vraiment de savoir, maintenant, que ça n'était pas le cas. Dans le fond, ça ne changeait pas grand chose à ce qu'elle avait traversé. Pensé. Vécu. Enduré.

Elle a souffert pour rien. Elle a cru pendant des semaines, des mois, que c’était de sa faute, qu’elle avait fait une erreur, même si elle ne savait pas laquelle. Elle avait porté sur ses épaules le poids de la responsabilité de l’échec de cette relation, même si c’était Mathias qui avait simplement cessé de lui répondre à un moment donné, cessé de la voir, d’entretenir ce qu’ils avaient. Pendant un moment, elle a cru que tout ça était de sa faute, que d’une manière ou d’une autre, elle n’avait pas été à la hauteur. mais ce n’était pas elle, le problème. C’était seulement la manière dont Mathais avait géré la situation, qui était problématique. Ce qui n’est pas si simple à entendre, à accepter. Elle ne s’attendait pas à ça. Elle ne s’attendait pas, d’une certaine manière, à découvrir qu’elle s’est reproché tant de choses en vain.

Il a détruit sa confiance, en procédant comme il l’a fait. En elle. En l’amour, aussi. Il lui a fait comprendre que l’amour peut briser, vraiment. Que ça peut faire mal. Que l’on est jamais vraiment sûr, à cent pourcent, de la personne avec qui on partage sa vie. Il lui a montré qu’un couple de longue date n’est jamais une garantie et, ce faisant, il l’a éloigné de toutes les affaires amoureuses, par peur de souffrir encore. En vain. Pour rien. Pour un problème qui n’est pas sa faute et contre lequel elle n’aurait jamais pu lutter. Elle accuse le coup. C’est difficile. Il ne l’a peut-être pas fait exprès, parce qu’il n’y a pas pensé, à l’époque, mais d’une manière ou d’une autre… Il l’a brisée. Pour rien. Le réaliser est difficile. L'accepter est compliqué. Inimaginable.

Un message, un adieu, une explication… Ne les méritait-elle pas ? Ne méritait-elle pas autre chose que le silence et les regrets, que de torturer pendant des semaines son pauvre esprit en essayant de comprendre ce qui s’était passé, comme une relation de trois années pouvait prendre fin aussi soudainement ? Ne méritait-elle pas, au moins, un peu de compassion ? Probablement. Mais concentré sur sa peine il ne lui avait rien donné qu’un silence assourdissant, peut-être même sans se préoccuper, sans se soucier, de la souffrance qu’il lui avait infligée.

Elle encaisse, elle n’a pas le choix, même si c’est compliqué, même si c’est difficile. Est-ce qu’il se rend seulement compte de ce qu’il a fait, vraiment ? De ce qu’il lui a imposé, pendant ces années ? Est-ce qu’il se rend compte de la manière dont il l’a abandonnée, dont il l’a fait se sentir ? En plein deuil, il lui en avait imposé un autre. Bien sûr, elle n’avait pas enterré de proche. Mais il l’avait forcé bien malgré elle à faire le deuil de leur relation, sans explication, ne lui laissant que la frustration de l’incompréhension, comme ces familles de portées disparues qui, des années durant, ne peuvent s’apaiser, en quête d’une raison, d’une explication, d’une preuve tangible, d’un rien qui puisse concrétiser l’inconnu.

"- T’es vraiment en train de me faire le coup du c’est pas toi c’est moi ? Maintenant ?"

Elle déplace son poid d’une jambe à l’autre en l’observant, les bras croisés sur sa poitrine. Elle doit sortir. D’une manière ou d’une autre, elle doit mettre de la distance entre eux là, maintenant. La douleur comme la rancœur sont trop fortes, trop violentes. Elle doit sortir, trouver une échappatoire, n’importe laquelle. Fuir, oui. Et qui lui reprocherait ? Il avait fuit le premier, de toutes les manières que l’on puisse fuir. Pourtant, elle ne bouge pas, continuant de le détailler.

Elle va vriller. Vraiment. Les excuses qu’il lui sort, même si elles sont compréhensibles, même si son côté empathique peut les admettre, les reconnaître, sont dures à avaler. Parce que ça la touche directement. De plein fouet. Parce qu’elle a souffert pendant un moment de cette rupture fantôme, qu’elle a eu du mal à en faire son deuil et que, maintenant, elle a encore des problèmes relationnels liés à cette histoire. L’incapacité de faire confiance aux choses de l’amour, à pouvoir se remettre en couple, accorder sa confiance à un homme qui la détruirait tôt ou tard. Il n’a pas conscience de l’impact que cette rupture a eu sur elle, non sur le fond, mais sur la forme. Sur la manière qu’il avait eu de disparaître de sa vie, comme si les trois ans de leur relation n’avaient aucune importance, comme si elle n’avait aucune importance. Et c’est ce qui est le plus douloureux, ce qui fait le plus mal. Ce qui lui cause le plus de tort.

Il n’aurait pas su être quelqu’un pour elle, prétend-il. Et peut-être que c’est vrai. Mais ça n’était pas à lui d’en juger. Et ce n’était pas une raison pour que les choses se passent comme elles s’étaient passées. Ce n’était pas une raison pour qu’il la plante comme il l’avait fait. Pas une raison pour faire le mort et refuser toute conversation avec elle. Ce n’était pas une raison pour la détruire même s’il ne l’avait pas voulu, même s’il avait souhaité qu’elle ne le vive pas aussi mal, pas aussi violemment.

"- Ne m’appelle pas Eli !" sort-elle de ses gonds.

Elle est agacée, agacée qu’il puisse essayer de l’apaiser par des surnoms et une proximité qu’il n’était plus en droit de lui donner. Eli, c’était comme prétendre que tout n’était pas si grave. Minimiser ce qu’elle ressentait. C’est comme ça qu’elle le prend, en tout cas. Comme ça qu’elle l’interprète. Et elle ne le supporte pas. Elle ne peut pas le supporter. La rancœur est trop vive. La peine trop profonde. Bien trop.

"- C’était à moi d’en décider !"

Il va maintenant lui faire croire qu’il l’avait planté comme un goujat par bonté d’âme, parce qu’il n'aurait fait que l’entraîner à sa suite dans les abysses ? Il va vraiment essayer de prétendre que la quitter sans un mot était la meilleure des choses à faire et que c’était dans son intérêt ? Il n’a pas intérêt de penser que cette excuse pourrait fonctionner. Parce que ça ne fonctionne pas. Parce qu’il n’y a aucun univers dans lequel ça peut fonctionner.

"- N'essaie même pas de prétendre que c'était dans mon intérêt !" lance-t-elle, en colère. "Peut-être. Peut-être que la fin aurait été la même ! Mais je méritais cette discussion. Je méritais cette considération. Notre histoire méritait mieux que… cette bouse finale ! JE méritais mieux."

Surtout, elle n’avait jamais mérité de porter sur ses épaules le poids de cette rupture, jamais mérité d’en souffrir, jamais mérité de croire que c’était sa faute, même partiellement. Mais elle l'avait cru. Il lui avait laissé croire qu’elle n’était pas suffisante, quand il avait décidé de mettre un terme à leur relation sans même le lui dire. Sans même un regard en arrière. Et c’était sans doute le plus douloureux dans tout ça. L’absence de choix. L’absence de considération. Il ne s’était pas contenté de la mettre au pied du mur en rompant avec elle. Il avait envoyé trois ans à la poubelle sans la moindre considération, sans réaliser qu’il s’y prenait de la pire des manières. Et si une partie d’elle, celle qui sait compatir, peut comprendre qu’elle n’était pas sa priorité, alors, dans les tourments de son existence, une autre, celle qui a souffert, celle qui est rancunière, lui en veut encore terriblement. Lui en voudra peut-être toujours.

Il affirme que ce n'était peut-être pas à lui de décider mais que ça n'aurait pas été correct de sa part de rester avec elle en sachant qu'il ne serait pas la rendre heureuse. C'est pour ça que c'était mieux de la quitter sans rien dire ? Et le laisse échapper un rire sarcastique, ne se donnant même pas la peine de répondre, le fusillant simplement du regard. Elle ne peut pas encore parler. Les mots se bloquent dans sa gorge alors que la colère l'envahit, qu’elle se sent flouée, bafouée. Comment pouvait-il mieux savoir qu’elle ce qui l’aurait rendu heureuse ? Elle pince les lèvres furieusement.

"- Me planter sans un mot c’était tellement mieux, ça m’a rendu TELLEMENT plus heureuse, un franc succès !" remarque-t-elle, acerbe.

Ce n'était pas à lui de décider ce qui était juste pour elle ou non, c'était à elle, seulement à elle. Et le silence ne faisait clairement pas partie de ce qui lui était bénéfique. Bien sûr, ils auraient pu parler et peut-être que le résultat aurait été le même au bout du compte, mais au moins, la décision aurait été commune. Elle n'aurait pas été rongée tout ce temps par son propre esprit, par ses pensées parasites, par une culpabilité infondée. Et puis, comment pouvait-il être sûr qu'il ne l'aurait pas rendu heureuse ? Ils étaient en couple, ça voulait donc dire qu'elle n'était pas là uniquement pour les bons côtés, mais qu'elle devait être là également dans les mauvais. Elle était prête à ça. Elle le savait, quand il avait parlé de la maladie de sa mère. Que ce serait difficile. Qu’elle devrait tenir bon pour lui, pour qu’il ne sombre pas. Mais il avait décidé pour elle que ce n’était pas comme ça que les choses devaient se passer. Lui et lui seul.

Il sait qu’il a merdé, il s’en rend bien compte maintenant. Il a mis du temps, mais il s’en est aperçu. Il le réalise en voyant l’état dans lequel elle est, la colère qui l’envahit, ces regards furieux qu’elle lui adresse. Il le réalise en entendant la douleur dans sa voix, la rancœur, toutes ces émotions négatives dont elle s’est chargée depuis leur rupture muette, qui ressortent aujourd’hui en torrent trop longtemps contenu. Il l’avait blessée, il s’en rendait compte maintenant, et s’en excusait. Mais c’était trop tard. Le mal avait été fait. Et pardonner n’avait jamais été facile pour elle. Cela ne le serait pas davantage aujourd’hui.

"- Mais tu l’as fait." assène-t-elle avant de bouger, se dirigeant vers la porte, le pas pressé, la démarche rapide, furieuse.

Elle devait sortir. Elle avait l’impression d’étouffer. C’était trop pour une seule journée.

Elle n'en peux plus, elle explose, elle doit partir au plus vite, parce que ça bouillonne en elle. Parce qu'elle pourrait dire des choses qu'elle finirait par regretter. Parce qu'elle n'a pas besoin de perdre ce travail. Ni envie, d’ailleurs. Et parce que s’en prendre à son chef de cuisine ne serait pas la meilleure des idées, surtout pour un premier jour. Et ce malgré leur passif. Même si elle a toutes les raisons du monde d’être en colère contre lui, toutes les raisons du monde d’avoir de la rancœur, toutes les raisons du monde de lui en vouloir, de ne pas être capable de lui pardonner. Il lui a fait du mal, tellement de mal. Il n’avait pas eu besoin de coups pour ça. Il l’avait frappé avec une chose dont elle n'avait pas pensé qu’elle pourrait être plus puissante encore que les coups physiques. Le silence. L'absence. L’indifférence. Il avait cessé subitement d’être son partenaire, sa moitié, pour n’être plus qu’un étranger, une personne qui avait eu un impact dans sa vie, mais qui avait décidé de ne plus en faire partie.

Elle a besoin de sortir, parce qu’elle étouffe, parce que les émotions se mêlent violemment dans sa poitrine, torturant tant son âme que son palpitant. Elle a besoin de sortir, parce qu’elle ne se sent pas capable de passer l’éponge, de pardonner, rancunière comme elle l’est, aps après ce qui s’était passé, pas après la peine qu’il lui avait faite, la douleur qu’il avait causé. Elle ne peut pas passer l’éponge. Pas maintenant en tout cas. Et peut-être même jamais, elle qui a tant de mal à accorder sa confiance, après l’avoir retirée.

Il retient son bras, l’interpelle, l’empêche de fuir, la forçant à l’écouter, la maintenant dans ce corridor pour qu’elle entende ces excuses sincère, cette peine commune, à laquelle elle reste imperméable, encore toute bouleversée de cette discussion comme de l’attente, de l’absence, qu’elle avait traversée. Elle l’entend, pourtant, cette supplique qui affirme qu’il ne demandera pas son pardon, parce qu’il a confiance que ce ne serait pas juste, mais qu’il veut au moins admettre qu’il avait merdé sur toute la ligne, qu’il n’avait pas géré les choses comme il fallait. Oh, ça, c’est le cas de le dire. C’est vraiment le cas de le dire. Comme si ça n’était pas clair, limpide. Évident, en d’autres termes.

Elle les entend, ces excuses. Mais elle ne peut pas les accepter. Même si ça lui déchire le cœur et l’âme. Même si une toute petite, infime, partie d’elle voudrait qu’elle en soit capable, motivée par un espoir déraisonnable qu’elle enterre tout aussitôt. Elle en est incapable.

"- Tu n’as aucune idée de ce que ça a été." souffle-t-elle en dégageant son bras avant d’avancer vers la porte, le pas pressé, absorbant en sortant une bouffée d’oxygène salvatrice dont elle s’ignorait avoir besoin.