I'll be there for you ı Inga

La nuit a envahi Hambourg depuis quelques heures déjà. Elle étend ses tentacules glacées jusque dans l'interstice entre ma nuque et mon manteau. Le froid me fait presser le pas, je saute hâtivement entre les flaques en maudissant l'imperméabilité relative de mes baskets. La pluie transforme les caniveaux en ruisseaux ; chaque mètre parcouru est une nouvelle épreuve ou bien un nouveau jeu, c'est une question de point de vue. Je m'engage dans une rue lorsque je sens mon téléphone vibrer dans ma poche. Par automatisme, j'y plonge ma main et j'en sors l'appareil. Mes yeux fixent l'écran sur lequel des petites gouttes viennent une à une se déposer. On dirait que le monde entier s'étale à leur surface. Je me concentre. J'ai reçu à l'instant un mail de la direction des ressources humaines de l'association d'aide à la transition écologique que je m'évertue à rejoindre depuis plus d'un mois. L'adrénaline se répand dans mon organisme et soudain, je ne sens plus le froid. Je m'efforce de déverrouiller mon téléphone mais mon index, dans une agitation vaine, ne fait qu'étaler la pluie sur la surface de l'écran. Je pourrais poursuivre ma route, patienter quelques minutes et attendre de rejoindre la chaleur de ma destination avant de lire ce courriel mais mon impatience triomphe sur ma raison. Je trouve refuge sous l'auvent d'une terrasse et j'accède à ma messagerie. Le verdict tombe : ma candidature en tant que juriste au sein du Green Together Lab a été retenue. J'ai rendez-vous lundi prochain à neuf heures précises pour le séminaire d'intégration.

Cela n'était pas censé se passer ainsi. Une part de moi pensait que mon plan allait échouer, que le destin allait me délivrer en m'apportant sur un plateau d'argent l'opportunité de déclarer forfait. J'ai brusquement des sueurs froides, je crois que j'ai peur. J'étais pourtant bien sûre de moi six semaines plus tôt lorsque je répondais à cette offre d'emploi sur le site de l'association, cette foutue association émanant de Zukunft Corp, grand groupe de l'industrie agro-alimentaire dont le PDG est l'incarnation parfaite de ce qui va mal dans ce monde. Si je me permets une telle intransigeance, c'est que je le connais depuis plus de trente ans. Les grandes salles de gala qui hébergeaient les soirées mondaines de la haute société berlinoise résonnaient déjà de nos débats à l'époque où je portais encore un appareil dentaire. Il me semble bien qu'alors, il se qualifiait de climatosceptique. C'est l'un des nombreux éléments qui m'ont fait douter des véritables intentions du Green Together Lab et qui m'ont poussée à employer les grands moyens pour agir. Dans le monde merveilleux et abstrait de mes idées, tout semblait simple et basique. Je n'avais qu'à infiltrer l'association, récolter un nombre suffisant de preuves et faire scandale en publiant les résultats de mon enquête. Toutefois, face à cet écran, c'est comme si la chape de plomb du concret venait de s'abattre sur moi.

Quelques minutes plus tard, c'est le thorax agité de palpitations et l'esprit en ébullition que je me retrouve devant la porte de Grace, comme plus de seize ans auparavant et tant de fois depuis. La porte n'est plus tout à fait semblable. A vrai dire, elle ne se situe plus sur le même continent. Je sais cependant que derrière celle-ci, je trouverai l'écoute, la bienveillance et la chaleur qui m'avaient accueillie la première fois que je l'avais franchie. Mes phalanges frappent à trois reprises sur le battant en bois. Je ne sais pas vraiment pourquoi mais je n'ai jamais aimé les sonnettes. Peut-être qu'elles ont trop souvent habité mes cauchemars, ceux dans lesquels des hommes en uniforme venaient m'annoncer la mort de mon frère lorsqu'il était à l'armée. Les hommes en uniforme de mes rêves utilisaient toujours la sonnette. Je fronce les sourcils un instant puis j'arrange les quelques mèches que le vent d'hiver a négligemment fait s'échouer sur mon visage. La silhouette lumineuse de Grace apparait dans l'encadrure. Je la salue avec un large sourire puis j'entre dans l'appartement, lui tendant la bouteille de vin récupérée chez le caviste sur mon chemin. « Hey ! Moi aussi, ça faisait beaucoup trop longtemps ! » Quelques semaines tout au plus dans un quotidien qui file comme une météorite. Je laisse un instant la chaleur des lieux redonner vie à mes extrémités gelées puis je me débarrasse de mes affaires et progresse jusqu'au salon. Mon regard ébahi remarque une à une les multiples attentions préparées par mon amie. « Wow, ça a l'air vraiment délicieux tout ça ! » Je m'installe ensuite sur le canapé, non loin de l'âtre dont je convoite la précieuse chaleur. « Comment tu vas ? » Bien trop de jours s'étaient écoulés depuis notre dernière véritable conversation, il était temps d'y remédier.

La douceur de la pièce commence à triompher sur le froid qui s'était insinué jusque sous ma peau. A mesure que mes muscles se décontractent, je me mets progressivement à l'aise et je finis par replier mes jambes sur le canapé. Tandis que Grace s'installe à son tour, mon regard se promène dans l'appartement, se posant çà et là sur les détails de sa décoration intérieure. Je m'attarde sur quelques objets, ceux qui me transportent à travers le temps jusqu'à l'époque où c'était la fébrilité davantage que le froid qui me crispait lorsque je frappais à la porte de l'appartement de mon amie. L'espace de quelques instants, je tente de me rappeler ce que cela faisait d'avoir vingt-deux ans. J'avais tant de certitudes sur l'existence, le monde, ma place en son sein et à la fois tant de peurs et d'insécurités ancrées dans ma chair. J'étais redevenue une machine à succès, une machine à plaire, une version plus sophistiquée de la petite fille modèle que j'étais enfant. J'étais morte à l'intérieur, éteinte, maintenue en mouvement par l'inertie et les automatismes, déguisée en vivante par les jolis atours que mon éducation m'avait appris à broder. La seule part de moi dont je sentais constamment la vivacité, c'était ma solitude agonique nourrie par le rejet de mes parents, l'abandon de mon frère, l'indifférence de mes amis. A New-York, je voulais me délester de mes bagages, devenir une autre personne, jouer un rôle et faire de cet été une comédie formidable dont j'aurais été l'héroïne. J'avais rapidement découvert que ma réalité avait le même goût des deux côtés de l'Atlantique. Et puis il y avait eu Grace. Je n'en avais pas totalement conscience à l'époque mais ces trois mois à New-York avaient été une étape charnière de ma vie et la jeune femme y avait joué un rôle décisif. Avec le recul, on pourrait presque conclure que cette rencontre avait été orchestrée par l'âme dramaturge du destin.

Nous échangeons quelques banalités qui ne sont toutefois pas dénuées de sincérité. Un sourire spontané s'est accroché à mon visage à mon insu, je sens que cette soirée commence déjà à me faire du bien. Grace ne tarde pas à venir aux nouvelles et sa question me crispe soudainement, libérant dans mon organisme une légère dose d'adrénaline en me rappelant à ma réalité. Je prends une profonde inspiration puis je hausse les sourcils. « Je ne sais pas si je viens de faire un truc particulièrement intelligent ou particulièrement stupide. Les deux à la fois, probablement. » Je laisse quelques secondes s'égrener et le temps qui s'étire sème derrière lui une traînée de mystère tandis que je m'efforce de structurer mon discours. Je finis par me lever. « Je vais avoir besoin de vin. » Attrapant au vol la bouteille que j'ai ramenée, je me dirige vers cette cuisine que je connais par cœur et je sors des placards un tire-bouchon et deux verres. Je m'affaire en tâchant de mettre mes mots dans le bon ordre puis j'ouvre enfin la bouche alors que le vin coule devant mes yeux. « Je t'avais dit que je faisais des recherches sur Green Together Lab, l'association louche du vieux pote de mon père pour mon article sur le greenwashing, non ? » J'attrape les verres par leur pied et je retourne vers le canapé, tendant sa boisson à mon amie avant de me rassoir. « J'ai vu une annonce pour un poste de juriste sur leur site et je me suis dit que ce serait une bonne idée de postuler pour m'infiltrer dans l'entreprise et faire mon enquête de l'intérieur... je commence lundi. » Je n'ai partagé mon plan d'action avec personne, c'est la première fois que je l'évoque ailleurs que dans le secret de mes songes. M'entendre en parler à voix haute rend l'affaire brusquement bien plus concrète et incite mes lèvres à plonger sans tarder dans mon verre de vin.

Intelligente et stupide. Peut-être que je devrais en faire mon épitaphe. Il m'est plutôt coutumier de regretter certaines paroles, certains agissements, certains choix venus s'imprimer sur le monde du simple fait de mon impulsivité, de ces explosions, ces urgences d'agir impossibles à contrôler et dont les conséquences sont parfois contre-productives. La décision que je viens de prendre n'est toutefois pas le fruit d'un brutal et unique embrasement. De multiples scénarios sont venus se succéder dans mon esprit, nourris par ma légendaire capacité à envisager le pire. Pourtant, aucun d'entre eux n'est parvenu à me dissuader. Je me demande si j'aurais appréhendé la question différemment avant l'incendie. Je crois que non et de toutes les manières, j'étais trop endormie pour laisser quelques soupçons me sortir de l'inertie.

Grace me partage ses inquiétudes. D'un subtil geste du poignet, je fais tournoyer mon vin dans mon verre puis je regarde les larmes tomber doucement le long de la paroi transparente. Je relève les yeux en écoutant mon amie nuancer son propos. Je pose mon verre sur la table et soupire lentement. « J'y ai pensé. Beaucoup. Bizarrement, quand j'étais en mission en mer, les braconniers me faisaient moins peur. » J'ai passé dix ans à me battre contre des géants de l'industrie. Pire, j'ai grandi dans le même monde qu'eux. J'ai mangé à leur table, assisté à leurs mariages, invité leurs gosses à des soirées pyjama. Je sais pertinemment ce dont ils sont capables. In fine, cette mission, c'est sans doute aussi une affaire personnelle.

Je m'enfonce légèrement dans le canapé, sentant mes épaules se détendre à mesure qu'une forme de soulagement m'envahit. Je jette un nouveau regard vers Grace et un bref sourire s'esquisse sur mes lèvres. « Merci de réagir comme ça à mes projets tordus, je suis contente que tu comprennes. » Ce n'est pas un hasard si mon intuition l'a choisie pour partager ce secret et évoquer mes craintes. Je n'ai jamais totalement élucidé les mystères de ce miracle mais je me suis toujours sentie particulièrement à l'aise en sa compagnie. La jeune femme que j'étais à l'époque de mes premiers pas aux États-Unis ne faisait pourtant confiance à personne, exception faite de Garrett et quelques rares êtres. Pourtant, avec Gracelyn, je m'étais très rapidement autorisée à parler de tout. Conversation après conversation, l'expérience empirique avait donné raison à mes premières impressions.

Ce soir, j'accueille la réaction de mon ancienne voisine avec une profonde gratitude car elle me laisse croire qu'elle me soutient, que son but ultime n'est pas de me dissuader malgré les potentiels risques d'une telle entreprise. Je passe ma main dans mes cheveux, les plaçant machinalement à gauche de ma nuque. « Tu es la seule au courant, je n'ai même pas informé mon éditeur. » Je sais que je peux compter sur son silence. Néanmoins, je préfère l'informer clairement de la situation afin d'éviter toute gaffe, notamment auprès de mon frère. Je compte le mettre au courant mais plus tard, préférant me donner le temps de prendre la température sur place afin de ne pas l'inquiéter pour rien si la mission s'avérait impossible. Ma main vient à nouveau épouser les reliefs rassurants de mon verre à vin. Tout va bien se passer.

La conversation est moins difficile que dans mes scénarios anticipatoires. Par réflexe, je scrute les traits de Grace en quête d'indices de désapprobation, de scepticisme, de perplexité. C'est une vieille habitude. Ces signes, ils m'ont souvent sauté aux yeux sur le visage de mes parents, des membres de la haute société, d'une certaine élite militante. Ils ont parfois la fourberie de se dissimuler derrière les phrases les plus anodines. C'est dans l'intonation, à la surface d'un regard, au coin d'une commissure qui sournoisement se soulève. La voix qui me murmure que je ne suis pas assez compétente, pas assez intelligente, pas assez forte est tellement ancrée en moi que j'en cherche l'écho jusque dans le discours d'une amie bienveillante. Je sais pourtant que j'ai fait mes preuves, je sais que je ne suis pas qu'une gamine insolente, en proie à ses caprices et inconsciemment incompétente, je le sais. Il y a une différence entre savoir avec sa raison et savoir avec son cœur, son corps, ses entrailles. Connecter ces deux pôles est un travail quotidien. Je sens que cet échange m'y aide car je scrute mais je ne trouve rien. Rien que du soutien, de l'écoute et de la sincérité. Grace me fait promettre de faire attention, de donner des nouvelles. Je plonge mon regard dans le sien avec un certain sérieux, esquissant néanmoins un sourire confiant pour la rassurer. « Promis. » Faire semblant a été le script de ma vie pendant si longtemps que c'est une seconde nature pour moi. Tout ira bien.

Grace m'assure de son silence avant de me proposer son aide. Je lui lance un regard reconnaissant qui change d'atours pour se rendre complice. « Si un jour j'ai besoin d'aide pour enterrer un cadavre, je te passerais un coup de fil ! » Un léger rire s'échappe de mes lèvres tandis que je réalise que oui, ce serait sans doute elle que j'appellerais si j'avais un corps à dissimuler. Je bois une gorgée d'alcool, laissant mes pensées naviguer dans l'arborescence de mon esprit. Je songe au secret. Je songe à mon frère. J'ai pu si aisément me confier à Grace car je sais qu'elle ne souffrira pas de garder le silence. Avec Garrett, ce serait différent. A cause de nos parents. Je n'aurais jamais dû leur parler de ma candidature à ce poste. C'était pourtant un choix délibéré, une énième étape dans ma stratégie. Je savais que, ravis de voir leur fille se ranger enfin, ils prendraient l'initiative de me soutenir en faisant jouer leurs relations. Leur réputation, le satané honneur des Dinckel est en jeu, à nouveau mis en péril par mes ambitions

Je prends une nouvelle gorgée de vin tandis que mon visage se ferme. Faut-il en parler à mon frère et l'obliger à devenir complice à son tour ? Vais-je nous enfoncer dans un nouveau cycle d'omissions et de mensonges ? Existe-t-il une sorte de prophétie familiale, de malédiction qui finira par avoir raison de nous ? Je n'ai qu'une seule certitude que j'énonce à haute voix. « Quand ça sortira... si ça sort, ça signera la fin entre mes parents et moi. Ils ne me le pardonneront jamais. » La trahison ultime, telle est ma destination. Je soupire doucement, m'efforçant de remarquer ce que cette perspective provoque véritablement en moi. Mon esprit est embrumé, ma pensée se noue en pelotes inextricables. Est-ce un hasard si j'ai choisi cette mission plutôt qu'une autre ? N'y a-t-il pas suffisamment de combats à mener sur cette planète ? Est-ce une forme de test ultime infligé à mes parents ou plutôt à mon ego, par mon ego ? « Je sais que je devrais m'en foutre, arrêter d'espérer un jour réanimer quelque chose qui est déjà mort, quelque chose qui n'a peut-être jamais véritablement existé mais... » Je balance la tête en fronçant les sourcils. « Je sais pas. Je pense que là ça sera le point de non-retour. Et je pense que je suis prête. » La trahison ultime, peut-être que c'est cela le prix de ma liberté. « I'll drink to that. » En anglais, en l'honneur de nos premiers tintements de verres.

L'adrénaline descend progressivement, tamisée par la douceur des mots de Grace et la rondeur du vin. Cette investigation n'est qu'une énième étape sur mon chemin, une épreuve bien moins insurmontable que celles traversées ces dernières années. Il n'y a rien de productif à appréhender sans fin, à s'enfermer dans une boucle infernale d'anxiété anticipatoire. Les uppercuts du destin les plus violents sont souvent ceux qu'on ne voit pas venir. En outre, cette conversation me persuade que je ne suis pas seule, constat que - semble-t-il - je n'ai de cesse d'oublier. Gracelyn rebondit sur mes propos lorsque j'évoque l'issue de cette histoire, tentant de tempérer ce qu'elle interprète peut-être comme du pessimisme mais qui semble dissimuler une certaine naïveté vis-à-vis des réalités de mon milieu social. Les scandales s'y répandent aussi vite qu'une traînée de poudre et mon nom sous l'article que j'ambitionne d'écrire, ce serait une cible géante tatouée sur la tête de tous les Dinckel. C'est déjà arrivé avec l'affaire Rosenstrauss. Je hausse les sourcils. « Si ça ne sort jamais, ça voudra dire que mon intuition était mauvaise. Ou que j'ai mal fait mon boulot. Autant dire que les probabilités sont relativement faibles. » Je me mets à rire en feignant un orgueil ostensible, affiché grossièrement afin de détendre l'atmosphère mais loin d'être totalement simulé. J'ai confiance en mes instincts et en mes capacités professionnelles, l'échec n'est pas dans mes habitudes. Mon nom finira en bas de cet article, pour le meilleur et pour le pire.

Gracelyn poursuit ses efforts pour nuancer de quelques touches de lumière le tableau sombre que j'ai de toute évidence dressé, ignorant peut-être que l'époque où j'avais peur des ténèbres est révolue. Une forme d'asthénie m'envahit et manque de me faire soupirer. Mon esprit s'égare un instant et je me fais la réflexion qu'à l'exception de quelques vagues banalités, Grace ne m'a jamais véritablement parlé de sa propre famille. Ce constat me fait froncer les sourcils, peut-être autant qu'une évidence qui s'impose à moi en écoutant mon amie : si cette conversation m'emplit de lassitude, c'est sans doute que ma relation avec mes parents, quelle qu'en soit la nature ne fait plus partie de mes priorités et ne mérite plus que je m'y consacre. Presque impassible, je laisse mon interlocutrice terminer sa phrase tout en venant à bout de mon verre de vin. Je me ressers aussitôt, remplissant également le sien avant de répliquer, un léger sourire aux lèvres. « L'espoir est humain mais le niveau d'énergie qu'on investit à le nourrir est un choix. Et peut-être que c'est à moi de leur pardonner, pas à eux. » Il n'y a pas de colère dans ma voix, simplement une forme de détermination nimbée de la satisfaction de clore un chapitre. Un chapitre de mon existence aussi bien que de cette soirée. A moins que tout cela ne soit qu'un mirage de sagesse visant à me détourner d'une problématique encore sensible. Quoi qu'il en soit, il est temps de changer de sujet. Mon sourire s'élargit et mon regard se fait subtilement inquisiteur. « Et toi ? Des histoires croustillantes à me raconter ? » Peut-être que Grace avait également des raisons de chercher une acolyte avec qui planquer des cadavres.

Grace ne parle jamais de sa famille. J'ai pourtant souvent laissé des portes ouvertes lorsque je m'épanchais sur la mienne, encore davantage lorsque j'étais jeune et plus loquace, exaltée d'avoir enfin trouvé une oreille neutre, bienveillante et attentive. Une aura de mystère l'a toujours entourée et cette partie de son histoire, de son identité est profondément enfouie dans la brume. Je l'observe descendre une grande gorgée de vin. Il est facile d'imaginer une certaine forme de douleur sous-jacente, plus ardu de savoir s'il s'agit d'une intuition ou d'une projection. Elle ne maîtrise pas le sujet du pardon et cette intransigeante rancune est un trait de caractère que nous avons en commun. Telle une arme de dissuasion, elle nous aurait sans doute gardée de nous faire du mal l'une à l'autre si nous en avions eu l'occasion. Cela n'a jamais été le cas.

Je l'interroge sur les dernières actualités de son quotidien, écoutant attentivement sa réponse en faisant tournoyer mon vin dans mon verre. Je ne peux m'empêcher de soupirer lorsqu'elle évoque les avances désespérantes de ses clients. Grace achève son analyse succincte quoique plutôt exhaustive de sa situation actuelle. Rien de bien croustillant. Je hausse mes sourcils en songeant au calvaire que cela devait être pour elle de devoir gérer quotidiennement les assauts intempestifs d'hommes persuadées d'être dans leur bon droit au sein de son propre établissement. « Il faudrait vraiment que je passe au club un de ces jours pour observer ces agités du braquemard de plus près... » Pour la science, bien évidemment. « Quoi que, je risquerais de me faire sortir très rapidement par le videur. » Je n'ai plus la patience de réagir calmement face à ces situations. Depuis que je pratique assidûment la boxe, la peur se dissipe et j'en ressens moins l'obligation. J'attaque.

Rien de bien croustillant. Mon esprit revient sur les quelques informations distillées avant sa conclusion, précieusement retenues et inscrites en marge de ma pensée. « Quelques espoirs, c'est à dire ? Tu veux en parler ? » J'ai sans doute raté un chapitre, happée par mon existence chronophage qui me propulse vers l'avenir à une vitesse phénoménale. Quelques semaines sans se voir et des espoirs ont déjà eu le temps de naître, de s'embraser et, de toute évidence, d'être réduits en cendres. Je m'accorde la possibilité de la relancer une fois, une unique fois, me promettant de ne pas insister si elle souhaite passer à un autre sujet.