Appel de Garrett à Inga - 08.12.20

L'attente est insoutenable pour l'homme. S'il y a bien une chose qu'il peut soutenir, c'est qu'il connait on ne peut mieux sa soeur. Sa petite soeur, il sait la façon dont elle fonctionne, il sait lorsqu'il doit s'inquiéter ou non. Et là... Le comportement d'Inga ne lui dit rien qui vaille. Il s'inquiète un peu plus encore à chaque sonnerie qui retentit à son oreille.

Il a largement le temps d'arriver à son bureau. Sa robe tombant bien vite au sol, il l'abandonne, ne prenant pas le temps de la ranger, préférant aller récupérer ses affaires, son portefeuille, son manteau ainsi que ses clés de voiture. Si Inga a besoin de lui, il est prêt à prendre l'avion pour aller la rejoindre au bout du monde dans l'instant, si jamais il le fallait.

Enfin, il entend sa voix résonner au téléphone. Un simple "allô". Comment ne pas être plus suspicieux encore ? Un léger soupir lui échappa avant qu'il ne demande.

"Quelque chose ne va pas Inga ? Qu'est-ce qui se passe ?"

Exceller dans l'art des faux-semblants est une question de dosage et il me paraît clair que je viens d'échouer. Je n'ose imaginer les interrogations qui doivent affluer dans l'esprit de mon frère, les angoisses que je ne serai sans doute pas en mesure d'apaiser et que chacun de mes prochains mots ne feront qu'accroître puis je regarde Lisa et je songe à ce qu'elle doit ressentir en sachant Garrett si proche d'elle, là, juste derrière le téléphone. Je suis le carrefour, l'intersection, l'interface et je ne suis pas certaine d'être à la hauteur de ce rôle.

La voix de mon frère vient marquer mon échec. Inutile de lui dire que je vais bien, il ne me croira pas. Il s'inquiète déjà et je sais que dans son esprit, il s'imagine le pire. Peut-être qu'il accueillera la vérité comme un soulagement. Après tout, cette annonce est loin d'être la plus sombre que j'ai eu à lui faire ces derniers temps. Je n'ai plus qu'à lui expliquer la situation en distillant les informations une à une et en m'efforçant de rester factuelle.

Je me tourne vers ma compagne d'infortune qui n'en mène clairement pas large. « Je suis avec Lisa. » Je laisse quelques instants s'égrener pour permettre à mon frère d'encaisser l'information. « Ses règles ont deux mois de retard, elle vient de faire une prise de sang. On est en train d'attendre les résultats du test de grossesse et elle aimerait que tu sois là. Est-ce que tu peux venir ? » Les mots filent bien plus vite que je l'aurais souhaité. J'imagine clairement le visage stupéfait de mon aîné. Je ne suis pas réputée pour ma délicatesse et la douleur qui accapare mon attention renforce sans doute bien malgré moi le caractère abrupt de mon annonce mais j'aurais pu mieux faire. Je suis au moins parvenue à taire notre localisation pour ne pas l'assommer sous les informations anxiogènes. Mes lèvres se pincent. Suspendue à la réponse de mon frère, j'appréhende la suite de la conversation, sachant pertinemment qu'un nouveau choc l'attend.

Certaines personnes possèdent un don pour le mensonge, pour la tromperie pure. D’autres sont assez naïves pour croire à tout ce que l’on pouvait leur raconter. Naïf, Garrett ne l’était pas une seule seconde. Surtout lorsqu’il s’agissait d’Inga. Il la connaissait par cœur. Il savait parfaitement lorsque sa sœur n’allait pas bien ou même lorsqu’elle lui cachait quelque chose. Il lui arrivait parfois de garder ses inquiétudes pour lui, de ne pas demander ce qui se passait à sa petite sœur. Parce qu’elle n’avait pas à tout lui dire, parce que, ce qui devait être dit finirait par l’être. Il lui faisait largement confiance pour ça. Les mots n’étaient pas toujours les plus importants.


Pas de bonjour, pas de petite plaisanterie. Le cœur du juge se serra bien plus encore. Que se passait-il ? Où est-ce qu’elle était ? Elle avait besoin de lui ? Il attrapa presque directement sa veste pour l’enfiler, prenant les clés de son bureau pour le fermer. Mais la première phrase tomba. Il s’arrêta immédiatement. Il ne comprenait pas. Ça n'allait pas pour qui… Pour Inga ? Ou pour Lisa ? Il ne savait pas ce qu’il devait dire. Il préférait laisser la trentenaire s’exprimer. Près de son bureau, il s’assit tranquillement pour écouter ce qui venait d’être dit ou plutôt pour l’encaisser. Lisa peut-être enceinte… Le silence s’étira quelques secondes. De très longues secondes. Il glissa sa main contre son visage doucement. “Oui, j’arrive. Où est-ce que vous êtes ?” 


Sortant de son bureau, il cacha le bas de son téléphone pour demander à sa secrétaire de décaler ses rendez-vous de l’après-midi, qu’il avait une urgence professionnelle.

Le silence qui s'installe à l'autre bout du fil me semble interminable. Je me lève de ma chaise et je me retourne vers le mur en passant ma main libre dans mes cheveux. Je n'ai pas besoin de faire face à mon frère pour ressentir la lourdeur qui s'est emparée de lui, il ne m'est pas utile de plonger mon regard dans le sien pour percevoir son angoisse. Il me dit qu'il vient et la pesanteur dans sa voix me frappe. Je n'ai guère le temps d'y songer car déjà, il me demande où nous sommes. Mes doigts se crispent autour de mes mèches. J'aimerais me décomposer, j'aimerais disparaître, comme lorsque j'étais plus jeune et que je l'appelais pour qu'il vienne me sortir d'une situation délicate. Contrairement à la Inga de l'époque, je n'ai rien commis de répréhensible ce matin mais je sens tout de même mon estomac se nouer, comme si j'étais fautive de quelque chose. Quant aux phrases consciencieusement préparées et répétées quelques minutes plus tôt, elles sont toujours hors de portée.

« On est à la clinique Fleetinsel, à Bergedorf. Aux urgences gynécologiques. » Mon ton direct, presque brutal me glace moi-même et je sens un léger frisson me parcourir. Je me rassieds, soulagée d'avoir enfin lâché cette information mais consciente qu'il me faut à présent tenter de rassurer mon frère, vaine mission vouée à l'échec dans laquelle je me lance tout de même. Ma voix s'adoucit. « Je vais bien, ne t'inquiète pas. J'ai juste un peu mal au ventre, moi aussi j'attends mes résultats. » Je n'arrive pas à être moins évasive. Je n'arrive pas à mentir davantage. Je sais que mon objectif est loin d'être rempli et que cette conversation téléphonique tourne au cauchemar mais il m'est impossible de lui raconter une jolie histoire dans le seul but de l'apaiser. Plus que cela, je n'en ai pas envie.

Je jette un regard à Lisa qui semble totalement figée sur sa chaise depuis le début du coup de téléphone. Je me demande quelles pensées la traversent à cet instant précis, au beau milieu de cette scène totalement absurde dont le souvenir ne manquera sans doute pas de m'arracher quelques éclats de rires dans un avenir plus ou moins proche. Si je ne finis pas dans le coma après m'être vidée de mon sang sur un brancard. Je sens à nouveau monter la vague de la douleur dans mon bas-ventre. Je lâche un discret sourire à ma compagne d'infortune. « On va bien toutes les deux. » J'accorde à ma mâchoire le luxe de se crisper, louant l'univers pour que l'acte final de cette pièce de mauvais goût soit bref et que notre calvaire prenne bientôt fin.

Les femmes ont toujours été dotées d’un grand pouvoir. Bien longtemps, elles avaient été presque exploitées, le privilège de ce pouvoir étant attribué au bon vouloir des hommes. Parce qu’ils voulaient décider de tout. Ou parce que c’était ce qu'exige la société. Les mœurs avaient changé. Et s’il était encore parfois bien difficiles pour certains hommes de ne pas prendre part à la décision qui devait être propre à chaque femme, Garrett ne pensait pas ainsi. Très certainement grâce à la jeune femme qu’il avait eu bout du fil, d’ailleurs. Cette jeune femme qui lui annonçait le test de Lisa.

Une part de son cœur avait envie d’être heureux. Mais pas l’autre. Peut-être que ce n’était qu’une fausse alerte. La perspective d’avoir des enfants avec Lisa ne lui faisait absolument pas peur, bien au contraire. Il semblait presque avoir oublié qu’ils ne partageaient plus la vie de l’autre actuellement. Mais d’un autre côté, la future avocate était la seule à pouvoir prendre la décision de ce qui pourrait se passer dans son joli ventre plat.
Lisa avait demandé à Inga de l’accompagner ? Oui, sûrement. Peut-être qu’elle n’avait pas voulu inquiéter sa maman. Ça devait être ça. Oui, c’était très certainement ça. Ou alors, c’était ce qu’il avait envie de croire. Il n’était pas prêt à entendre qu’Inga venait également de faire un test.

Il restait silencieux, au bout du fil. Inga lui donna une claque silencieuse, la première de sa vie. Enfin, la première de la part de sa sœur qu’il aimait tant. Et pourtant, elle lui assurait que tout allait bien pour elle. Pour elles. Il baissa doucement la tête alors qu’il se mettait en marche vers le parking. Il n’y avait pas une seconde de plus à perdre.

“Ne bougez pas, j’arrive. Pour vous deux, Inga. Je fais vite, je suis là.”

Le silence qui s'installe à l'autre bout du fil me plonge dans une profonde angoisse. Je me fige sur place comme pour mieux percevoir la réaction de mon frère, comme pour mettre mes sens aux aguets. Ceux qui relèvent de la perception conventionnelle et les autres.

Mes doigts se crispent autour du téléphone tandis qu'une boule se forme dans mon ventre, s'ajoutant à la douleur qui me tiraille déjà depuis des heures. Il y a une enclume sur mon sternum et je me pince les lèvres en y posant ma main. Est-ce que j'ai bien fait d'impliquer Garrett dans cette double affaire, de rajouter de l'inquiétude à l'inquiétude, de propager le virus de la peur ? J'aimerais voir son visage. Peut-être aurais-je pu le rassurer si j'avais eu à ma disposition davantage que des mots, des ondes hertziennes transportant à la vitesse de la lumière des signaux dépouillés de tant de sens. Peut-être que non. Si j'avais un miroir face à moi, je me rendrais sans doute compte que je ne suis pas le parfait modèle de la figure apaisante à cet instant. Je suis fidèle à celle que j'ai toujours aidé. Celle qui trouble, qui complique, qui sème la panique et qui trouve tout de même l'audace d'espérer qu'on soit là pour elle en se complaisant dans ses bonnes intentions.

C'est alors que mon frère prend enfin la parole. C'est étrange à quel point la tension peut chuter tout en culminant simultanément. J'ai presque envie de rire lorsque Garrett m'invite à ne pas bouger, comme si nous avions le loisir de filer. Foutu humour sordide galvanisé par le stress. Il me dit qu'il arrive et qu'il fait vite. Je reprends mon sérieux. « Sois prudent sur la route. » Il ne manquerait plus qu'il nous rejoigne à l'hôpital allongé sur un brancard dans une ambulance à cause d'un accident de voiture.