Eleonora & Emmanuelle - La galette des reines

Eleonora pousse un soupir en époussetant ses mains au-dessus du lavabo, sa vaisselle terminée. Elle s’active aujourd’hui car, même si elle ne doit pas aller travailler, elle est tout de même pressée par le temps. Emmanuelle devant passer lui rendre visite cette après-midi avec Angèle, la blonde s’est mise en demeure de terminer son ménage avant, n’ayant pas pu le faire de la semaine puisqu’elle a enchaîné les heures de travail. Les sols briqués, les meubles dépoussiérés, elle a donc enfin pu se préparer un casse-croûte pour grignoter rapidement, puis elle s’est mise en tête de préparer un bon chocolat chaud bien cacaoté et bien épais, qui embaume dans toute la cuisine.

Attrapant la lavette qu’elle passe sous l’eau et essore, l’infirmière reprend son nettoyage du plan de travail avant de rincer le linge et passer ses mains sous le jet d’eau, les nettoyant rapidement sur le galet de savon avant de les rincer et attraper un torchon. S’essuyant les mains, elle repose finalement le morceau de tissu sur son crochet et peut, enfin, aller prendre une douche rapide et se changer, comme elle est en nage, redescendant quelques minutes plus tard en jetant un regard à l’horloge. Sa sœur ne devrait plus tarder, maintenant. D’ailleurs, il lui semble qu’elle entend une voiture se garer dans l’allée habituellement tranquille. Jetant un regard par la fenêtre de la cuisine, elle aperçoit effectivement la silhouette de son aînée sortir de sa voiture garée à deux pas et se diriger vers la porte arrière pour en extraire l'enfant du siège auto. À peine quelques secondes plus tard, la devinant devant sa porte, elle rallume un feu doux sous son chocolat chaud et va ouvrir  à sa sœur en lui offrant le plus grand sourire dont elle soit capable.

”- Emma ! Comment vas-tu ?” demande-t-elle en accueillant sa sœur contre elle quelques secondes avant de la regarder de haut en bas. ”Tu as l’air en forme !”

Ce n'est, à vrai dire, pas étonnant. Sa sœur est ce que l'on peut appeler une force de la nature. Du moins c’est ainsi que sa cadette la considère, tant elle donne l’impression d’avoir survécu à tout ce qui lui est arrivé. L’avortement, les divorces successifs, le décès de son mari pendant sa grossesse… autant d'événements qu’Emma a eu à vivre, auxquels elle a dû faire face. Elle avait eu elle aussi, à sa manière, une vie compliquée. Très compliquée.

"- Oh mais il ne fallait pas ! On va se régaler. J’ai préparé du chocolat chaud, ce sera parfait !" affirme la blonde avant de s’effacer de l’encadrement de la porte. "Rentrons, ne reste pas dehors !" l’invite-t-elle à se mettre à l’abri, la débarrassant de ses affaires alors qu'Angele a déjà filé en laissant son petit manteau par terre.

La blonde esquisse un sourire en le ramassant, l’accrochant à la panthère. Que ne donnerait-elle pas pour en faire de même avec les vêtements de sa propre fille. Malheureusement, ce n'était jamais qu'un doux rêve.

"- Installe toi." l’invite-t-elle. "Chocolat chaud pour tout le monde ?" propose-t-elle, glissant un regard sur la petite fille qui déambule dans le salon.

"- Oh tu sais bien que tu es toujours la bienvenue ici, que tes mains soient pleines ou vides !" proteste la blonde à l’attention de son aînée.

Avec un sourire, elle observe sa nièce qui file déjà dans le salon, sa mère ne manquant pas de la réprimander comme elle a laissé traîner son manteau, que l’infirmière ramasse. Ce n’est rien de si grave. Juste une enfant impatiente, pleine de vie, turbulente, comme Isadora avant elle l’avait été aussi, curieuse de tout, de voir le monde, d’explorer les endroits inhabituels, qu’elle les ait ou non déjà vu.

"- Ce n’est rien, ne t’inquiètes pas !" affirme-t-elle pour son aînée.

Leurs filles n’ont pas reçu la même éducation qu’elles ont eu, c’est un fait. Eleonora ne jettera pas la pierre à sa grande sœur. Elles ont toutes les deux attendu si longtemps pour avoir un enfant, l’une divorçant souvent et la seconde ayant des problèmes de fertilité… Non pas qu’elles soient laxistes, mais… Hé bien, elles n’avaient pas le même rapport à leurs filles que leurs parents avaient pu avoir avec elles, simplement. Si Isadora ne lui avait pas été arrachée, elle ne pouvait pas prédire quel genre d’adolescente elle aurait alors été.

"- Si cela peut te rassurer, ils n’étaient pas d’accord non plus avec mes méthodes."

Aujourd’hui, elle suppose que ses parents donneraient n’importe quoi pour qu’elle puisse continuer de dispenser à sa fille l’éducation qu’elle voulait, quitte à ne pas être aussi régulière sur les offices ou certaines règles tombées en désuétudes pour les générations suivantes. Aujourd’hui, elle donnerait sans doute elle-même n’importe quoi pour que sa fille soit toujours là, quitte à être mal élevée.

"- Et un chocolat chaud pour Angèle alors !" annonce sa tante, amusée par la réaction de l’enfant dont la mère essaie de calmer les ardeurs en l’appâtant avec ses jouets. Tentative ratée puisque la fillette se presse vers sa tante, toute excitée, sa mère la menaçant alors pour se faire obéir. "J’ai seulement besoin d’attendre qu’il soit à température, ne t’en fais pas." En le remuant, bien sûr, pour que ça n’accroche pas au fond de la casserole. "Peut-être que tu peux couper la galette ?" propose la blonde.

Elles n’ont pas eu trop de temps pour discuter ces derniers temps, c’est un fait. Il faut dire que les fêtes de fin d’année ne sont jamais de tout repos pour la blonde qui accepte pas mal de gardes pour ne pas avoir à penser, ne pas être confrontée à l’absence de sa fille pendant la période la plus familiale de l’année. De fait, si elle avait croisé ses soeurs pour le soir du réveillon de noël, avec sa messe de minuit, l’heure n’avait pas tant été à la discussion qu’à faire des fêtes une période magique pour les enfants.

"- Oh, tu sais…" elle pousse un soupir. "La routine. Je ne sais pas trop si je suis encore mariée, si je veux encore l’être… Armin et moi cohabitons sous le même toit plus que nous ne vivons ensemble…"

Principalement parce qu’elle ne parvient pas à lui pardonner ses quelques secondes d’inattention, tout comme elle ne se pardonne pas de ne pas avoir été celle qui allait chercher Isadora à l’école, ce jour-là.

"- Mais dis-donc, bientôt le jardin d’enfants pour Angèle ! Tu te sens prête ?"

Bien sûr, c’est encore dans quelques mois, mais mine de rien… La rentrée arrivera vite, tout comme l’anniversaire du bébé.

La rentrée scolaire, et à fortiorie la toute première dans la vie d’un enfant, est un grand bouleversement non seulement pour lui mais également pour ses parents. C'est un moment marquant dans la vie de toute la famille, généralement immortalisé par quelques fiers clichés que l'on envoie à tous les proches et que l'on regarde, des années plus tard, avec émotion. Aujourd'hui encore, Eleonora se souvient parfaitement de la première rentrée de sa fille au jardin d'enfants. Elle se souvient nettement de ses petites couettes, de son petit visage tout fier, tout heureux, et de sa tenue qu'elle avait choisi des semaines à l'avance. Elle se souvient aussi de la schultüte traditionnelle qui avait marqué, trois ans plus tard, son entrée dans sa première vraie classe, dans le cursus sérieux des études. Forcément, elle comprendrait qu'Emmanuelle soit un peu dépassée par tout ça.

"- Mais… Quel manque de délicatesse !" soupire l’infirmière, grimaçante. "Non, tu n’as pas l’air si vieille. Il y a des femmes plus jeunes qui aimeraient pouvoir te ressembler !" dit-elle sérieusement.

Emmanuelle a certe passé les cinquante ans, mais elle reste une belle femme, élégante, classe, qui n’a rien à envier à la fontaine de jouvence. Ses traits sont un peu marqués, mais ce n’est rien d’alarmant. Rien qui mérite qu’elle puisse se sentir si mal d’être mère à son âge.

"- Je crains que nous ne le soyons jamais, c’est vrai. Et tu verras un peu quand elle recevra sa schultüte !"

Sa soeur ayant terminée avec la galette, la blonde réparti le chocolat chaud en trois tasses, deux pour les adultes et une autre pour Angèle, avant de les rejoindre sur la table basse, posant le plateau pour faire le service, distribuant les tasses tandis qu’Angèle, les yeux fermés, fait la distribution des parts. Un instant plus tard, l’enfant dévore goulument la sienne, tandis qu’Emmanuelle se jette à l’eau pour reprendre sur un sujet délicat.

"- Je ne sais pas vraiment. Nous… Nous ne parlons presque pas. Nous coexistons dans un même espace, je ne dirais pas que nous vivons encore ensemble." elle pince ses lèvres. "Je serais incapable de te dire ce qu’il fait de son temps."

Ils vivaient encore sous un même toit, en effet, mais pour ce qui était d’une relation… Elle n’était pas certaine qu’ils correspondent aux critères, que la relation soit amoureuse ou amicale. Ils s’étaient aimés fort, à la folie même. Ils avaient traversé les épreuves ensemble, avaient surmonté l’absence de grossesse en se soutenant et puis… Ils s’étaient fracassés sur des rochers trop grands pour être ignorés.