Grand casino d'Hambourg ✯ Vendredi 28 janvier 2022
L’observer sans jamais pouvoir lui parler.En voilà une phrase qui résumait à elle seule la première histoire d’amour d’Alrik Müller. Si encore on pouvait appeler cela de « l’amour » ou même une « histoire ». Mais Alrik ne l’avait jamais conté, à qui que ce soit d’ailleurs. À quoi bon parler sur ce qui n’avait jamais existé. Pourtant adolescent, c’était bien sur sa voisine d’en face qu’il louchait. Peut-être était-ce lié à leurs années d’écarts, qui l’avaient toujours rendu encore plus attrayante aux yeux d’Alrik. Alors il avait pris cette habitude dans le passé, de se cacher derrière les rideaux de sa chambre pour l’observer elle. De là, il avait une vue plutôt raisonnable sur le jardinet dans lequel, dès les premiers rayons de soleil, la brunette se plaisait à s’y exposer. Mais comme à chaque fois, il manquait de peu de se faire surprendre et se jetait toujours au sol, souhaitant rester dans l'ombre. Alrik ne voulait pas qu'elle le voit ; ni même qu'elle sache. Ainsi, pendant longtemps, il avait demeuré en lui cet espoir d’entrer en contact avec elle, et peut-être même, de tisser un lien... Il y avait cru un jour, alors qu’ils sortaient tous deux du bus scolaire, il avait manqué de souffler son prénom lorsque son abruti de grand-frère l’avait alpagué et conduit le plus loin possible d’elle. Il lui avait confié ce jour-là partir en mer, comme leur père, laissant Alrik seul avec leur petite-sœur. L'avenir du deuxième fils Müller était donc tout tracé ; il le savait, il ne pourrait jamais plus entrer en contact avec sa voisine pour lui avouer ô combien elle l'attirait. Ugo Müller avait creusé ce fossé, séparant son frangin de son fantasme d’adolescent en les éloignant à jamais l'un de l'autre, sans même que la brunette n'en sache quoique ce soit. Alrik n'avait pas eu le temps de lui adresser ne serait-ce qu'un mot qu'à la même année, lors de la rentrée scolaire, la brunette avait obtenu son diplôme et n'avait donc plus jamais remis les pieds au lycée. Adieu la voisine sexy, Alrik avait donc pu se concentrer cœur et âme dans sa relation avec sa cadette, tirant définitivement un trait sur
Abigaïl Weller.Le monde était petit. S'il l'avait assez entendu durant son enfance, il n'y avait jamais vraiment cru pour autant. Mais cette phrase bidon que tous s'amusaient à répéter sans jamais vraiment en avoir eu la preuve, Alrik avait fini par enfin la comprendre. Il lui avait suffit de recroiser le regard d'Abigaïl Weller au commissariat d'Hambourg, plus de dix-sept années après l'avoir perdu de vue. Savait-elle qu'il était ? Il l'ignorait ; raison pour laquelle justement, le lieutenant n'était pas rentrée en contact avec elle. Après tout, Abigaïl n'était qu'un rêve d'adolescence inatteignable, alors à quoi bon s'y réessayer aujourd'hui ? Pourtant, leurs années d'écart n'avaient plus cette même importance qu'autrefois. Mais Abigaïl fut un fantasme d'antan, et le resterait simplement.
L’observer sans jamais vouloir lui parler.Voilà désormais deux années qu'elle était de retour, deux années qu'il se contentait de la saluer dès qu'il la croisait au travail, sans jamais cherché à rentrer en contact avec elle. Pourtant,
le monde était si petit, qu'il avait décidé de faire d'eux des voisins à nouveau. Il suffisait à Alrik de traverser le trottoir et de longer quelques habitacles, pour rejoindre celui de la Weller. À croire que leurs vies s’étaient toujours contentées de se relier qu’à travers deux trottoir parallèles, sans jamais désirer se coller l'une à l'autre. Alors jusqu'ici, rien ne l'avait pousser à rentrer en contact avec elle. Rien, hormis sa nouvelle promotion : il était désormais promu lieutenant-chef, à seulement trente quatre ans. Une promotion qui avait sûrement fait jaser bien des collègues, qui ignoraient sûrement à quel point le Müller consacrait sa vie à son travail. Il avait réussi. Et voilà qu'on lui attribuait une nouvelle brigade à charge;
sa brigade à elle.
Devenu tout récemment le supérieur hiérarchique de la brunette, Alrik n'avait que d'autre choix que d'échanger plus que de simples salutations avec elle. Lui qui, autrefois, n'avait même pas le courage de lui souffler un simple « bonjour », en était aujourd'hui à lui donner des ordres. Ils étaient désormais bien plus liés que par deux trottoirs ;
ils étaient une équipe. Une équipe qui travaillait depuis plusieurs semaines sur un gros réseau de trafiquants. Mais Alrik n'en pouvait plus, il avait l'impression que plutôt d'avancer, ils reculaient. À chaque nouvelle trouvaille, chaque nouveau suspect, les voilà à se retrouver coincer. Ils en avaient eu de fausses informations, et la patiente d'Alrik commençait à se dissiper. Lui qui, au travail, n'en avait déjà que trop peu. Alors ce soir, lorsqu'une taupe les avertissait de la présence de plusieurs chefs dans deux des casinos de la ville, Alrik décida de diviser sa brigade. Trois d'entre eux partirent au sud de la ville, tandis qu'Alrik se retrouva avec ceux restants, dont Abigaïl. Grimpant dans deux voitures banalisées différentes, les agents se rendirent sur place, se plaçant à des points stratégiques.
Voilà désormais près de deux bonnes heures qu'ils étaient en planque. Abigaïl et Alrik étant seuls, puisque le troisième agent s'était porté volontaire pour aller à l'intérieur du casino, à la recherche desdits suspects. C'était la première fois que les deux se retrouvaient en tête-à-tête depuis qu'Alrik était devenu lieutenant-chef. Et le seul bruit qui raisonnait à travers l'habitacle n'était autre que l'estomac de la brunette, qui criait famine depuis déjà une bonne heure. L'impatience d'Alrik le poussa donc à attraper un sac à l'arrière avant de le tendre à l'officier Weller.
« — Tenez, je crois que vous ne tiendrez jamais sinon. », soupirait-il en lui offrant le dîner qu'il s'était fait livrer au travail. En effet, sa cadette qu'il logeait chez lui avait invité des amis ce soir, alors il comptait bien leur laisser de l'espace, en restant dîner en travaillant.
Comme avec chacun de ses officiers, Alrik les vouvoyait. Il jugeait ne pas les connaître suffisamment pour en faire autrement, quant à Abigaïl, cela lui permettait de marquer encore plus une distance. Après tout, elle avait pendant un temps, représenter quelque chose à ses yeux. Et si elle l'ignorait, lui faisait tout pour l'oublier.
En tout cas, niveau planque, il était certain qu'Alrik avait vécu bien mieux.
Il se replongea donc dans un silence presque malaisant, fixant le casino en attendant qu'une chose : pouvoir enfin passer à l'action.