Lina&Joah • night in the dark

Lina marchait depuis quelques heures à travers Hambourg déjà, son visage rosi par le froid rentré dans le col un peu trop court de son blouson trop léger pour la saison et ses mains crispées à l'intérieur de ses poches.
Le manteau de l'hiver recouvrait les rues et les toits des bâtiments et les rayons du soleils commençaient déjà à disparaître derrière les immeubles. La nuit volait sa place au jour de plus en plus tôt et l'adolescente tournait en rond, à bout de ressources. Elle ne connaissait pas encore très bien Hambourg et le seul squat qu'elle avait repéré et qui était relativement sécuritaire était une espèce de grande bâtisse abandonnée mais elle était de l'autre côté de la ville et elle ne sentait déjà presque plus ses pieds tant la morsure de l'hiver se faisait pénétrante... Puis il y n'y avait pas de vitres aux fenêtres. Elle serait dans les courants d'air et elle n'était pas certaine de l'état dans lequel elle ressortirait au matin.
Lina avait fugué de nombreuses fois et passé déjà bien des nuits dans la rue. Elle savait s'y préparer et connaissait les astuces pour les traverser le mieux possible. Elle s'était enfuie de chez sa dernière famille d'accueil un minimum équipée car elle savait que cette fois elle n'y reviendrait jamais quoiqu'il lui en coûte, mais ce soir elle n'avait pas pu prendre son sac de couchage qu'elle planquait dans son vestiaire au bar. Karl était là à faire son inventaire et il l'aurait vu. Hors c'était inconcevable qu'il la voit récupérer son attirail de camping pour la voir le rapporter le lendemain alors qu'elle lui faisait croire qu'elle vivait dans un petit appartement !  

L'adolescente s'arrêta à un feu rouge et souffla dans ses mains, libérant un nuage de chaleur dans l'air piquant. Elle avait essayé plusieurs hôtels déjà pour la nuit, mais elle en était à son quatrième échec et commençait à en avoir assez de marcher.
Ça devenait de plus en plus compliqué pour elle de s'y faire accepter. Certains tenanciers devenaient suspicieux quant à son âge à force de la voir et l'un des seuls établissements qui ne posait pas de question ou ne lui demandait pas sa carte d'identité pour la loger, était complet. Les fêtes de Noël rendaient tout plus difficile que ça ne l'était déjà... C'était comme si les touristes et les familles des Hambourgeois avaient débarqué en masse et monopolisé toutes les chambres de la ville !
Fatiguée, Lina se laissa errer un peu, allant où ses pieds la menaient. Elle aimait bien cette ville. Elle était jolie et il y avait une atmosphère un peu magique qu'elle n'avait jamais trouvé ailleurs. Ou qu'elle n'avait juste pas vraiment remarqué avant... Lina ne commençaient à entrevoir le monde et la vie telle qu'elle était supposée l'être que depuis qu'elle avait rencontré Karl. Pour la première fois, elle découvrait réellement les lumières accrochées aux réverbères et devantures des enseignes et s'émerveillaient de leurs couleurs. Elle détaillait les vitrines animées qui accrochaient un sourire d'enfant à ses lèvres. Elle découvrait les décorations de noël différentes à chaque maison. Toutes avaient leur style et plus elles étaient grosses, plus il y en avait !

Lina remarqua alors qu'elle s'était éloignée des quartiers populaires pour en rejoindre un  beaucoup plus résidentiel, pour ne pas dire carrément huppé, dans lequel elle n'avait encore jamais mis les pieds ! Elle regarda à droite à gauche pour se repérer et jeta un œil à la pendule qui tournait sur l'écran de son téléphone. La petite aiguille lui indiquait qu'il était tard. Beaucoup des habitations semblaient animées mais il y en avait une qui paraissait relativement éteinte...
L'adolescente hésita mais la neige qui commença à tomber sur le bout de son nez qu'elle avait levé vers les étoiles masquées de gros nuages gris termina de la décider. C'était ça ou terminer en congère ! Elle s'approcha de la barrière et se hissa sur la pointe des pieds afin de regarder de l'autre côté. Il y avait l'air de n'y avoir personne. Elle n'allait évidemment pas rentrer par effraction dans la maison, mais elle avait remarqué un garage attenant. Ça serait très bien pour passer la nuit. Au petit matin elle repartirait et prétexterait un truc auprès de Karl pour justifier son arrivée matinale au bar si jamais lui aussi décidait d'arriver tôt. Elle trouverait bien...
Elle balança son sac par dessus le portail et l'enjamba avant de s'enfoncer dans la propriété.

- La vache...!

Lina avança prudemment par reflex et poussa la fenêtre coulissante du garage. Elle était étroite, sans doute juste prévue pour faire entrer la lumière plus que pour aérer, mais elle passait. La jeune fille se faufila avant de tomber agilement de l'autre côté et alluma la lumière de son portable afin d'observer l'endroit. Déjà, il faisait bon ici et la raison était toute trouvée, le garage avait une partie buanderie que la machine à laver et le sèche linge gardaient à bonne température.
L'adolescente se débarrassa de son manteau et s’essaya parterre avant de s'en couvrir. Elle avait clairement déjà dormi dans de bien pires conditions ! C'était limite le luxe ici ! Attirant son sac à elle, elle en sortit un sandwich qu'elle avait préparé rapidement au bar lorsque Karl ne regardait pas et mordit dedans avant de renverser sa tête en arrière, laissant dériver ses pensées.

Dire que quelques jours plus tôt, elle vivait avec l'irlandais dans son joli chalet... Elle aurait pu rester, il le lui avait proposé, mais elle avait préféré partir. Elle ne s'était pas laissé le choix... Elle aimait cette maison et elle avait eu peur de s'y attacher beaucoup trop... D'être déchirée le jour où elle serait forcée de la quitter parce que Karl en aurait assez de partager son intimité avec elle. Elle avait préféré prendre les devants pour se protéger mais au fond d'elle, c'était déjà trop tard. Elle avait sentit son cœur se fendre en deux lorsqu'elle avait franchi la porte de la maison pour la dernière fois en s'efforçant d'arborer un sourire confiant totalement feint.
Les odeurs lui manquaient. La douceur du foyer lui manquait. La présence de Karl lui manquait... Non elle devait arrêter de penser à tout ça. A quoi bon ? Ce n'était pas sa maison. Le barman n'était pas sa famille... Il était juste quelqu'un de bien qui avait voulu l'aider après qu'il l'ait découvert totalement en détresse. Elle pouvait le remercier en lui rendant sa liberté et en n'encombrant plus son quotidien. C'était supposé être provisoire de toute façon tout ça non...? Le barman avait accepté de l'héberger le temps qu'elle se remette de son traumatisme mais il n'avait jamais été question qu'elle reste adivam eternam chez lui...

Lina refoula les larmes qui menaçaient de couler puis extirpa un livre de son sac à dos tout en reniflant légèrement. Elle devait s'empêcher de trop réfléchir au fait d'être partie de chez le barman... Elle tritura l'écran de son téléphone jusqu'à se retrouver dans sa galerie où se trouvaient les photos des étiquettes des bouteilles du bar. Un moyen que lui avait donné Karl d'apprendre à lire. L'adolescente avait l'esprit vif contrairement à ce qu'on l'avait laissé croire toute sa vie à l'école. Elle connaissait par cœur les noms de chaque bouteille du Paddy's et Karl lui avait donc soumis l'idée d'en user pour décortiquer les mots dans les livres. L'exercice n'était pas aisé, mais elle était disposée à essayer !

Grâce à lui, elle avait commencé à s'améliorer et avait même mis les pieds dans une bibliothèque pour la première fois. Elle avait toujours eu peur d'y aller à cause de son illettrisme, se disant qu'elle y serait ridicule, pas à sa place, mal à l'aise, mais elle avait trouvé une sorte de sérénité fascinante dans cet endroit. Ça avait été comme entrer dans un cocon. La première fois elle n'avait pas osé toucher le moindre livre. Elle s'était juste promenée dans les rayons et avait observé les gens dont le nez était plongé au milieu des pages couvertes de mots.
Puis elle était revenue. De plus en plus souvent. Jusqu'à finir par oser feuilleter. Le premier livre qu'elle avait ouvert l'avait d'abord tétanisée sur place. C'était écrit si petit et il y avait tellement de mots ! Tellement de lettres ! Lina s'était sentie submergée et l'avait refermé dans un geste presque paniqué avant de le ranger un peu violemment. Trop sans doute. Le livre était tombé dans un bruit sourd sur le sol. La jeune fille s'était figée, l'avait regardé comme si il la défiait, puis elle était revenue le ramasser... avant de finalement s'asseoir pour essayer de le déchiffrer.

- C...en...dri...l... Cendrilon ? per... dit sa cha...uss... Rah !
- ... chaussure...

Lina avait relevé précipitamment ses yeux et regardé autour d'elle déjà prête à mordre.
Personne. Pourtant le son de la voix avait continué, fluide et posé. L'adolescente s'était relevée et l'avait suivi jusqu'à un petit espace non loin où elle avait découvert un garçon assis face à une ribambelle d'enfants suspendus à ses lèvres. Elle était restée en retrait, à moitié cachée derrière les étagères, mais elle n'avait pas décroché de son visage. Il lisait de façon si... normale. Ça avait l'air si facile dans sa bouche. La couverture du livre entre ses mains était la même que celui qu'elle tenait contre elle. Il était restée à l'écouter aussi fascinée que les enfants qui l'entouraient, bien qu'un peu intimidée aussi.
Lorsqu'il avait eu fini et qu'elle avait croisé son regard, elle avait sursauté comme si il l'avait prise en train de faire quelque chose de honteux et elle était partie tel un courant d'air. Mais avant même de s'en rendre compte, elle était revenu la fois suivante. Et celle d'encore après... jusqu'à ce que ça devienne presque son rendez vous à ne pas manquer. Elle venait l'écouter lire aux enfants. Lire pour elle... Toujours à moitié cachée de son attention.

Installée dans cette buanderie, elle était si concentrée par sa tentative de lecture qu'une petite ride plissait son front lorsque la lumière jaillit dans la pièce. Le cœur de l'adolescente manqua un battement et elle se recroquevilla sur elle-même dans sa cachette, retenant son souffle. Putain de merde ! Elle avait pourtant juré qu'il n'y avait personne !
Lina écouta attentivement les mouvements de la personne qui évoluait non loin d'elle et ferma ses yeux en espérant de tout son être qu'elle ne la verrait pas et repartirait comme elle était venue. Car si elle était prise, on appellerait sûrement la police pour la dénoncer et si jamais on l'arrêtait, on la ramènerait à sa famille d'accueil ! A lui !
Son palpitant s'emporta. Non ça ne pouvait pas arriver ! Elle ne voulait pas retourner là bas ! Elle voulait rester ici à Hambourg ! Avec Karl ! Elle voulait pouvoir retourner écouter le garçon lire à la bibliothèque !  
Dans son angoisse, Lina laissa échapper son livre, la faisant bousculer une étagère en cherchant à le rattraper maladroitement.

- Il y a quelqu'un ?

Merde...!
Bordel qu'est-ce qu'elle allait faire ?! Elle se traita de tous les noms et demeura immobile, espérant que si elle ne bougeait pas on prendrait le bruit pour un quelque chose d'anodin.

- Je sais que vous êtes là, alors annoncez vous.

Lina ferma ses yeux et déglutit péniblement avant de remarquer l'ombre de la silhouette lever le bras comme pour armer un projectile. Elle sortit de sa cachette le cœur battant, ses doigts crochetés autour du roman comme si il s'était agit de sa bouée de sauvetage au cœur d'un océan déchaîné.

- Hé mais... on se connait non ?  

Lui...?
Son trouble de le voir face à elle passé, Lina raffermit son regard et le fit dur autant que défiant. Elle voulait lui signifier qu'elle n'avait pas peur de lui même si clairement, elle n'était pas rassurée. Mais ça plutôt crever que de le lui montrer. Elle avait beau ne pas être à l'aise quant à la situation, elle avait appris à dominer ce sentiment afin de pouvoir s'en sortir dans la vie. Elle devait être plus forte que ça et leurrer.
Lina évalua ses options, regardant furtivement partout autour d'elle. Le garçon était beaucoup plus grand qu'elle et bloquait l'accès à la maison et il aurait le temps de la bloquer si elle cherchait à repasser par la fenêtre par laquelle elle était entrée. Elle était totalement acculée mais elle ne comptait pas se laisser attraper pour autant ! C'était plus fort qu'elle, elle retrouvait ses réflexes et était en mode survie, partant du principe que tout le monde était une menace pour elle.
Elle attrapa son sac à dos, balança son livre à la tête du jeune homme pour le distraire et courut jusqu'à la porte principale du garage qu'elle chercha à soulever en vain. Il n'y avait même pas de poignée sur ce truc ! Putain de riches qui avaient tout d'automatisé ! Paniquée, elle se retourna vers le garçon de la bibliothèque.

- Je veux juste partir ok ? Appelle pas la police !

Lina ressemblait à un chat sauvage acculé à un mur par un chien. Elle avait peur, pourtant elle hérissait le poil prête à mordre si nécessaire ! La meilleure défense était l'attaque... Elle l'avait appris à ses dépends bien trop de fois au court de sa vie et elle ne s'y laissait plus prendre désormais. Elle anticipait, quitte à porter le premier coup si ça s'avérait nécessaire ! Mieux valait prévenir que guérir comme on disait et elle avait déjà bien trop de plaies en elle aussi bien que sur elle pour s'en laisser faire de nouvelles aussi aisément. L'adolescente ne se démontait pas face à garçon qui la dépassait très largement et l'affrontait de toute sa hargne mais en elle, elle était liquéfiée. Si il appelait les flics, elle était foutue ! On la ramènerait chez son bourreau et elle ne reverrait plus jamais Karl... Ça ne pouvait pas arriver et plus que tout, c'était ce contre quoi elle se défendait.

- Mais... qu'est-ce que tu fais ici ?
- Laisse moi partir ! Je voulais juste être à l'abris pour la nuit je reviendrai pas, appelle pas la police ! supplia-t-elle.

La voix de Lina était impérieuse, farouche, presque autoritaire et pourtant, si il écoutait bien il pouvait déceler sans trop de mal à quel point elle était désespérée. Elle tremblait, à l'image de tout son corps. La jeune fille était saisie de frissons bien qu'ils n'avaient strictement rien à voir avec la température extérieure. Le froid hivernal ne la saisissait pas à ce point...

- Je vais pas appeler la police.

Elle fronça ses sourcils et cessa de bouger, légèrement incertaine bien que son sac toujours serré contre sa poitrine comme pour empêcher son cœur d'en sortir. Ses joues étaient rosies par la fraîcheur ambiante bien que pour elle ici à côté de son squat, il faisait clairement bon. La ruine où elle dormait régulièrement était venteuse et prête à s'écrouler... Mais au moins, elle la protégeait de la neige et de la pluie. C'était mieux que rien...
Elle devait être forte encore 11 mois... Après elle serait majeure et donc capable de se prendre un petit appartement ou au moins de se louer une chambre légalement. Mais jusque là, elle devrait prendre son mal en patience et vivre au jour le jour. C'était ok, elle pouvait y arriver. Elle l'avait déjà fait pendant près d'un an. C'était juste... plus dur cette fois. Parce qu'entre temps, elle avait connu ce que ça faisait que d'avoir un foyer. Karl lui avait montré ce que c'était... Il lui avait donné l'impression d'avoir une famille, même si ça ne constituait que eux deux. S'éloigner de lui avait été la chose la plus difficile qu'elle ait jamais eu à faire. Mais elle se consolait en se disant qu'elle avait fait ça justement pour mieux rester.
Lina était si persuadée de ne pouvoir être aimée, de ne savoir que semer le chaos dans la vie de ceux qu'elle approchait, qu'elle avait préféré s'éloigner du barman afin d'éviter qu'il ne se rende compte trop vite d'à quel point c'était difficile de l'avoir auprès de lui... Elle avait voulu retarder le jour où comme tout les autres avant lui, il préférerait qu'elle s'en aille plutôt que de la garder.
Elle avait voulu le préserver d'elle et égoïstement peut-être, repousser l'inévitable qui finirait forcément par arriver... Ça faisait mal, mais en attendant elle gagnait des jours à ses côtés et c'était tout ce qu'elle voulait.

Mais tout cela serait vain si le garçon parlait ! Alors lorsqu'il lui assura qu'il n'appellerait pas la police, l'adolescente ne sut pas trop comment réagir. Devait-elle le croire...? Elle en avait envie mais la confiance aveugle en autrui n'était clairement pas sa plus grande vertu... Lina était méfiante de tout et de tout le monde... Les épreuves l'avaient forgé ainsi.

- Vraiment...?
- Allez, reste pas ici, prends tes affaires et viens à l'intérieur.

What ? Comment ça à l'intérieur ? A l'intérieur de chez lui ? Elle recula d'un pas comme par reflex défensif. C'était quoi l'embrouille ? Elle fouillait son regard, y cherchant le moindre signe de perfidie ou de mauvaise intention. Avec le temps, à force de vivre dans la rue et de croiser des gens pas forcément fréquentables, Lina avait fini par apprendre à déchiffrer ce genre de trucs. Chez lui pourtant elle ne décelait rien, ce qui était d'autant plus déstabilisant.
Elle ne bougea pas d'un pouce, dardant sur lui son regard aussi franc que suspicieux.

- Y'a la chambre d'amis, tu seras plus au chaud.

A nouveau, elle fronça ses sourcils, ses yeux se promenant vers la porte se situant dans son dos qui devait très certainement mener à l'intérieur.

- C'est quoi le piège ? Pourquoi tu ferais ça ?

Même si petit à petit Lina commençait à changer au contact de Karl, seule elle retrouvait ses vieux démons et se braquait totalement contre la moindre main tendue de peur qu'elle ne finisse par se montrer violente ou... contraignante...
Elle avait appris au fil des jours à ses côtés à faire confiance au barman mais en ce qui concernait le reste du monde, c'était une toute autre histoire. Elle se fiait à ses expériences, à son existence qui avait été bien trop dure pour une jeune fille de son âge. Lina portait en elle le poids de bien trop de vies pour une personne aussi jeune.
A ses yeux, l'altruisme n'existait pas. Personne ne faisait jamais rien gratuitement par bonté d'âme sans rien attendre en retour. La gentillesse n'était qu'un leurre. Tout était toujours intéressé...

- Tu me trouves à squatter ton garage et tu me proposes de rentrer dormir dans ta chambre d'amis ? Je vais avoir ma salle de bain privée et tu vas me commander une pizza quatre fromage aussi ?

Elle était légèrement mordante mais d'avantage par crainte que par véritable méchanceté. Lina se sentait acculée et déstabilisée par l'attitude inattendue du garçon de la bibliothèque. Ils s'étaient souvent vus, du moins ELLE l'avait souvent vu, mais ils ne s'étaient jamais parlés. Elle l'écoutait toujours depuis le même endroit, en retrait derrière une étagère de livres près du lieu où il faisait la lecture aux enfants et lorsqu'il avait fini, elle s'enfuyait presque. Elle n'avait pas eu idée qu'il ait pu la remarquer...
Elle regarda comme en écho à ses pensées, le livre qu'elle lui avait jeté à travers et qui gisait à ses pieds. La jeune fille s'empourpra légèrement et tordit nerveusement son pull entre ses doigts. Elle empruntait toujours celui qu'il lisait le jour où elle venait... Cette fois n'avait pas fait exception.
Elle avait beau être illettrée et s'en sentir honteuse, elle avait une mémoire incroyable et c'était quelque par grâce à lui qu'elle avait réussi à faire quelques progrès en lecture. Parce que lorsqu'elle lisait les phrases, elle avait le souvenir de sa voix dans sa tête. Plusieurs fois ça lui avait permis de se débloquer lorsqu'elle buttait. Elle ne lisait pas encore de façon fluide et elle était toujours relativement lente, mais elle déchiffrait les mots plus facilement qu'avant !

Lina n'était pas habituée aux mains tendues et encore moins avec sincérité. Son vécu l'avait rendu méfiance et suspicieuse de tout et de tout le monde. Elle gérait bien mieux le conflit que la gentillesse car on ne lui en avait jamais vraiment accordé avant Karl. La plupart des personnes ayant croisé sa route n'avaient été que des profiteurs ou pire des agresseurs. L'adolescente portait un passif lourd qui lui collait encore douloureusement à la peau, lui donnant des réflexes de défense relativement extrêmes et violents.
Elle n'avait jamais envisagé ce garçon comme une menace pourtant. Chaque fois qu'elle avait été voir Joah à la bibliothèque, elle s'était sentie emplie d'une certaine impatience et même d'une curieuse passion pour ces instants où elle était suspendue à ses lèvres à l'écouter lire aux enfants. Souvent elle oubliait presque leur présence depuis l'étagère de livres derrière laquelle elle restait dissimulée et avait la sensation qu'il ne lisait que pour elle. Ce qui était ridicule... Mais elle en était venue à attendre presque en trépignant ces rendez-vous hebdomadaires.
Pourtant, à présent qu'elle se trouvait chez lui, surprise dans son intimité, Lina se braquait comme si c'était lui qui l'attaquait quand c'était pourtant elle qui s'était infiltrée chez lui.

- Pourquoi m'demander d'rester alors qu'tu m'connais pas ?

Ça n'avait aucun sens pour elle. Lina n'en était pas à son premier squattage. Ca lui était arrivé régulièrement l'année où elle avait vécu dans la rue livrée à elle-même lorsque l'hiver avait frappé. En général elle parvenait à être assez discrète pour ne pas se faire prendre. Mais les rares fois où ça lui était arrivé, personne n'avait réagi comme ce garçon. On avait crié, on l'avait chassé ou pire, on avait appelé la police. Combien de fois s'était-elle vue contrainte de retournée chez son bourreau si jamais les autorités remettaient les mains sur elle ?! Cette idée la terrorisée et malgré la bienveillance apparente de Joah, Lina flippait complètement. Et si c'était un moyen de la garder ici afin qu'elle ne s'enfuie pas, le temps qu'il appelle les flics ? Elle ne pouvait s'empêcher d'être totalement parano. Elle le devait ! C'était ainsi qu'elle s'en était sortie jusqu'à présent après tout. En ne faisant plus confiance à personne...
Lina frotta ses bras autant dans un tique nerveux que dans une tentative de se réchauffer. Il faisait bon dans le garage à cause de la buanderie qui tournait, mais la température demeurait relativement basse et lui mordait la peau à présent qu'elle se tenait proche de la porte du garage. D'autant plus qu'elle ne portait plus son manteau qu'elle avait retiré afin de mieux s'installer pour la nuit...

- Non j'ai pas peur ! Pourquoi j'aurais peur de toi ?!

Si elle avait peur. Ou plus exactement, elle l'appréhendait. Elle craignait ce qui pouvait se passer. Elle craignait ses intentions. Mais plutôt crever que de le lui avouer ! Lina croisa ses bras sur sa poitrine en signe de bravade, relevant son menton mais elle n'était pas certaine d'être très crédible. Car de toute évidence, elle se sentait acculée et était paniquée ! Ses yeux hagards et son souffle court trahissaient son mensonge.
Le garçon n'avait pas l'air méchant. Toutes ces fois où elle avait cherché indirectement sa compagnie en allant l'écouter lire à la bibliothèque, elle s'était sentie sereine depuis sa cachette à proximité de lui. Mais là, tout était très réel et très concret. Lina venait d'être prise en flagrant délit et elle ne pouvait faire autrement que de brandir toutes ses barrières que Karl avait mit tant de temps à lui faire baisser.
L'adolescente crispe sa mâchoire et le regarde quelque peu suspicieuse face à son discours. On ne lui avait jamais appris à croire à l'altruisme et à la bonté d'âme aussi peinait-elle à croire ce que Joah lui disait malgré sa sincérité évidente qui au yeux de Lina ne pouvait être qu'un leurre. Elle se sentait perdue et ne savait que dire ou que faire.
Avant de rencontrer le barman tout était plus facile. Mais il avait démantelé une à une ses méfiances acquises à justes titres des suites de tout ce qu'elle avait traversé afin de lui prouver qu'il y avait des gens biens dans ce monde, que tout le monde ne lui voulait pas forcément que du mal. Elle ne savait plus où elle en était. Ce qu'elle devait croire ou ne pas croire. Accepter ou ne pas accepter. Clairement, elle avait froid, elle avait faim et elle ne voulait pas retourner dehors dans la neige en pleine nuit mais était-ce pour autant une bonne idée d'accepter l'hospitalité de ce gars là ? Les beaux quartiers où il vivait auraient pu la rassurer quelque peu mais Lina était plus que bien placée pour savoir que l'argent ne faisait pas forcément une bonne éducation...
Pour autant, il y avait ce elle ne savait quoi qui lui donnait envie d'aller vers ce garçon. L'écho à sa propre détresse peut-être...? Elle n'aurait su le dire mais quelque chose la portait vers lui inexorablement. Elle pinça ses lèvres, toujours hésitante. Rien que le mot pizza fit gargouiller son ventre que son sandwich de fortune n'avait que trop peu nourri.

La jeune fille l'observa lui tourner le dos et rentrer à l'intérieur, la laissant plantée là, incrédule. Lina regarda à droite à gauche, œilla vers la fenêtre par laquelle elle avait pénétré les lieux, puis à nouveau la porte qui venait de le voir disparaître. Est-ce qu'il était sérieux...? Est-ce qu'il était vraiment disposé à la laisser dormir là pour la nuit sans appeler la police...?
Elle pouvait se contenter de la buanderie pour dormir ! Elle partirait très tôt le lendemain matin. Elle pouvait même partir en courant tout de suite et fuir le plus loin possible du risque d'être dénoncée aux autorités pour intrusion !
Mais ses pieds ne bougeaient pas... Pourquoi ses pieds ne bougeaient-ils pas ?! Et pourquoi est-ce qu'elle ne parvenait pas à se détourner de la direction qu'avait pris le garçon brun et son pot de glace ? D'ailleurs c'était normal de manger des glaces en hiver ?

Sans trop savoir à quel moment son corps décida de quitter son état figé, Lina remonta son sac à dos élimé sur son épaule, puis ramassa son livre qu'elle avait utilisé comme une arme un peu plus tôt avant de pousser la porte et d'entrer dans la maison d'un pas incertain.
L'intérieur de la baraque la scia sur place ! C'était immense ! Et c'était qu'une pièce ! Bon sang qu'est-ce que ça devait être les autres ! Ils étaient combien à vivre là dedans ? 100 ?!
Elle explora timidement, écoutant, cherchant la présence de Joah dont elle n'était pas certaine du prénom et se dirigea à sa suite jusqu'au salon. Le cœur battant, elle lâcha son sac qui contenait plus ou moins littéralement toute sa vie, puis s'asseya sur l'autre extrémité du canapé, ses mains crispées sur ses genoux avant de se tourner doucement vers lui afin de l'observer du coin de l'œil.

- T'es tout seul...?

Son regard finit par se poser sur un meuble derrière lui où quelques photos trônaient. Elle ne put s'empêcher de s'y attarder. C'étaient des photos de famille. Elle avait jamais eu de photos comme ça elle. Tout le monde souriait sur les photos et il y avait des cadres représentant son hâte plus ou moins à tous les âges. Elles respiraient le bonheur, toutes ces images. Et la maison était dingue ! On pouvait que être heureux dans un milieu pareil !
Du coup, pourquoi avait-il l'air aussi torturé qu'elle ?

- C'est ta famille je suppose. Ils seront d'accord que j'reste...?

Lina tâtonnait. Elle n'était pas vraiment du genre timide. La vie lui avait volé ce trait de caractère depuis longtemps. On ne survivait pas dans la rue en étant du genre à craindre les autres. Elle avait du combattre fort ce trait de caractère au point d'en devenir souvent agressive d'avantage pour prévenir tout danger que réelle méchanceté.
Malgré tout, elle cherchait ses mots, totalement déstabilisée par l'invitation de Joah et le fait que réellement, il ne semblait clairement pas avoir la moindre arrière pensée ou mauvaise intention à son égard... C'était bizarre ! La gentillesse !
Et ça faisait un peu peur aussi...