Un grain de sable dans un océan désertique [Richard]

Affalée au bar, Ida vide sa chope de bière blonde d'une traite. Bien que peu coutumière à cette boisson au goût prononcé de houblon, la demoiselle y trouve un certain charme ici. Le Paddy's Teig, un pub aux allures écossaises propose nombreux mets en provenance de ce pays anglophone, dont de la bière. Étonnamment, c'est la seule que la jeune femme parvient à boire sans répugner. Aussi, depuis qu'elle y a pris goût, elle aime entraîner ses amies dans ce pub. Ce soir n'en fait pas exception. Saskia est partie il y a une heure déjà, prétextant une urgence de dernière minute et Gabi vient de s'en aller elle aussi, invitée par Hänsel à une partie de jambes en l'air très certainement. Depuis sa confrontation avec Gabi, Ida n'a pas contacté le jeune homme. Elle estime qu'ils sont suffisamment grands pour s'expliquer, elle n'ayant plus rien à voir dans l'affaire. Et puis, avec le coma de Emmerich, la jeune femme a d'autres chats à fouetter. Certes, elle a eu dans l'idée de se pointer chez le brun pour lui demander quel était son problème avec son frère. Mais l'idée est resté à cet état. D'une, elle ne souhaite pas ajouter des problèmes avec Gabi alors qu'elles parviennent enfin à tirer un trait sur leur querelle. De deux, elle n'a pas trouvé le temps. Em' dans le coma, Ida a du se montrer présente pour sa famille, Kathryn se rendant régulièrement au chevet de son aîné. Si elle se trouve des excuses ? Possible, oui. Ce qu'elle ne montre pas, c'est cette culpabilité qui l’oppresse et l'empêche d'avancer.

« Une autre, s'il vous plaît. » demande-t-elle, son regard posé sur les chopes et shooter vides qui encombraient son coin de bar. L'alcool commence à lui tourner la tête et Ida sent qu'un verre de plus la rendrait plus... joyeuse. L'air morose qui se peint sur son visage indique bien qu'elle passe par de sombres jours. Son anorexie, toujours inexistante pour elle, lui tire les traits, faisant saillir ses pommettes. Oui, elle est faible. Oui, elle va mal. Boire est son échappatoire.

Les jours se sont étirés en mois, sans aucune amélioration de l'état de Em'. Pas d'aggravation non plus. Il n'empêche que pour le demoiselle, ça reste décourageant. Se réveillera-t-il un jour ? Pourra-t-elle lui dire combien elle est désolée et combien elle l'aime ? Parce que ces mots, si souvent pensés, n'ont jamais franchis la barrière de ses lèvres. Comme si dire « je t'aime » demandait un effort qui relevait de l'impossible. Comme si dire ces trois mots la rendrait fragile.

Bien qu'elle reste forte avec sa famille, Ida a des coups de moins bien, notamment après un passage à l'hôpital. La vie qui reprend son fil autour d'elle ne fait que renforcer ce sentiment d'impuissance. Quand bien même elle a su donner des leçons à son frère ou à Gabi au sujet de la drogue et de l'alcool, Ida s'y jette corps et âme. Parce que rien ne comble ce vide qui s’agrandit dans son cœur, qui la transperce de froideur et la réveille en sursaut la nuit. Rien, sauf ce liquide qui semble réchauffer son corps, emplissant sa tête d'un brouillard opaque.

Il est posé à son pub l'allemand. Il n'a rien de précis à faire mis à part surveiller pour la soirée ce qu'il se passe. Du coin de l'œil Richie voit son inconnu habituel qui a le béguin sur lui. Il pense un instant à Noah qui ne serait sûrement ravi que ce jeune soit encore là, il ne s'arrêtera donc jamais ? Pourtant Richie lui a déjà annoncé la couleur. Lui confiant être en couple mais à l'évidence ce gamin n'en a absolument rien à faire que Richie soit en couple ou non. Une proie est une proie à l'évidence. Sauf qu'il n'a absolument aucune chance avec Richard et même si Richie lui a déjà expliqué par A+B qu'il ne se passerait jamais rien le gamin s'obstine. Continuant inlassablement de draguer Richie comme s'il n'y avait que lui comme homme gay à Hambourg. Sauf que ce n'est pas le cas. Richard n'est même pas gay pour ainsi dire. En vérité Richard est pansexuel, il s'en fou du physique d'une personne, la seule chose qui compte pour lui c'est la personnalité. Par exemple Noah. Richie n'est pas en couple avec lui parce qu'il lui plaît physiquement. Non leur relation ne s'arrête pas à ça. Déjà ils se sont mis en couple en étant des meilleurs amis depuis des années et des années d'amitié. Certes il y a une attirance physique mais ça ne fait pas tout. Richie est tombé amoureux de lui pour la personne qu'il est, pour ses valeurs, pour ses principes, pour ce qu'il est tout simplement. Pas pour quelque chose d'aussi futile qu'un simple physique. Alors certes Noah est magnifique et ça Richie en est conscient mais son physique ne fait pas tout. Du coup ce gamin qui chauffe Richie constamment il est peut-être mignon mais en soit qu'il s'obstine à chauffer Richie alors que ce dernier lui a dit plusieurs fois être en couple et amoureux rien que ça c'est suffisamment repoussant pour le brun qui ne voit rien d'attirant à tenter de briser un couple. D'autant plus que ce gamin ne ferait pas le malin s'il tombait sur Noah. Avoir face à nous un mec qui fait le mètre quatre-vingt-quatorze plutôt furieux ça n'a rien d'enthousiasmant. Du moins du point de vue de Richie qui est à peine plus petit que son compagnon.

Mais pour l'heure les yeux bruns de Richard se posent sur une gamine installée au bar qui semble enchainer les boissons. Il la fixe intensément et se demande si elle a l'âge légal soit dix-huit ans pour être ici. Elle paraît tellement jeune et ses courbes fines lui donnent l'air encore plus jeune. En tout cas il est curieux et se demande véritablement ce qu'elle fout là et surtout si elle a réellement l'âge légal. Alors après avoir lancé un « fous moi la paix. Et va voir ailleurs. Y'a d'autres gays ici. Y'a pas que moi que tu peux tenter de baiser. » Au gamin qui le drague il s'éloigne ensuite du jeune homme et s'approche du bar en s'installant à côté de la gamine. « Bonsoir. » Dit-il poliment. « Je suis Richard, Richie, Engleman. Le patron de ce pub. Je me demandais si tu avais l'âge pour être ici ? Tu as l'air bien jeune. » Qu'il se présente en souriant à la jeune femme...

Elle ne fait attention à rien d'autre qu'à son verre qui se vide inexorablement, tandis que l'alcool la remplit d'une douce sensation de plénitude. Plus elle boit, plus elle oublie. Le coma. Emmerich. Son engueulade avec lui. Son état quand elle l'a quitté. Alors, elle continue à se remplir de bière pour se vider de tous sentiments.

Elle n'entend pas l'échange entre le barman et un client quelque peu insistant. Elle ne voit pas ce même barman s'installer à ses côtés alors qu'elle sirote les dernières gouttes de la bière qu'on vient à peine de lui présenter. Alors évidemment, quand l'homme l'accoste de sa voix suave, la demoiselle ne peut s'empêcher de sursauter en poussant un petit cri aiguë.

« Bonsoir. Je suis Richard, Richie, Engleman. Le patron de ce pub. » se présente le brun. Ida détourne son regard de sa chope vide pour les vriller sur ce dénommé Richard. Visiblement grand, il la surplombe de quelques centimètres et Ida ne peut que détourner son regard de ses yeux perçants, visiblement inquiets, malgré son sourire peint sur son visage.

« Je me demandais si tu avais l'âge pour être ici ? Tu as l'air bien jeune. » ajoute l'homme, agaçant la jeune femme. Nonchalamment, Ida sort sa carte d'identité de son sac posé sur ses genoux et la glisse sèchement au barman. « 18. Bientôt 19. » répond-t-elle d'une voix ralentie par l'alcool qui ne peut s'éponger par le peu de nourriture qu'elle avale ces derniers temps. La demoiselle en a assez qu'on l'assaille de question sur son âge. Elle sait bien qu'elle ne fait pas ses dix-huit ans, mais elle a l'impression de se faire persécuter à chaque fois qu'on lui demande si elle a l’âge ou non. L'âge d'entrer en boîte alors que Saskia et Gabi entrent facilement. L'âge de boire, alors que ces deux mêmes n'ont aucun souci à s'acheter de l'alcool à l'épicerie du coin. Bref, elle en ras-le-bol et c'est donc d'un ton cassant qu'elle agresse le barman :

« Mon verre est vide. » remarque-t-elle et comme l'homme ne semble pas esquisser un mouvement, elle ajoute, grinçante : « Vous êtes barman, oui ou merde ?! »

L'alcool parle à sa place, tout comme sa peine prend le dessus sur son caractère pourtant jovial de base. Ida aurait des tas d'excuses pour expliquer les raisons de son comportement, pour autant, une petite voix lui souffle qu'elle est ingrate et méchante gratuitement envers une personne qui ne fait que son boulot. Après tout, si elle fait un coma éthylique ou s'il y a un contrôle et que Ida n'a pas l'âge pour consommer de telles boissons, ce n'est pas elle qui aura des problèmes, mais Richard ! Alors, très rapidement elle se reprend, la mine déconfite. « Excusez-moi. Je... C'est la fatigue, l'abus d'alcool, ce que vous voulez. Désolée. Je... » bégaie Ida. « …Je m'appelle Ida. » se présente-t-elle, esquissant l'ombre d'un sourire, se rappelant que le barman en a fait autant et que la moindre des politesse veut qu'on se présente à son tour. « Vraiment, excusez-moi. Ce n'est pas moi, ça. » Tente-t-elle d'expliquer pour faire comprendre à l'homme qu'elle n'est pas juste une enfant pourrie gâtée qui pète plus haut que son cul. Mais le brouillard dans son esprit est tel que la demoiselle n'arrive pas à s'exprimer dans un allemand parfait. Elle finit par poser sa tête dans ses mains, soudainement happée par la tempête de ses sentiments.