Les jours sont longs, occupés de travail. Le temps à passer avec Frieda semble vain, et occupés de moments sans goût. En réalité, Ezrael passe ses journées à son atelier, en espérant que passe le temps, en espérant que, miraculeusement, les choses se mettent à changer, comme si tout pouvait s'effacer pour être réécrit. Mais jamais rien ne change. Les jours sont longs, et se ressemblent.

Heureusement, Ez aime son travail, il passe ses meilleures heures à l'atelier, à créer ou retaper des meubles. Il est même en train de développer un nouveau concept sur une petite collection de meubles, après qu'on lui a demandé de faire évoluer différemment les choses. Et quelque part, il a plutôt hâte de voir ce que ça va donner. Est-ce que ça va ressembler à ce qu'il attend ? Normalement, ça devrait. Mais il existe toujours une certaine forme d'incertitude. Parce qu'il ne modelise pas sur ordinateur, tout ne sort que d'idées schématisées sur papier... Et Ezrael n'est pas très fin dessinateur, Leni se moquait bien suffisamment de lui lorsqu'elle venait lui rendre visite à l'atelier, et qu'elle ne pouvait s'empêcher de toucher à tout, en finissant par feuilleter très indiscrètement tous les dessins qu'il avait fait de ses idées.

Ce jour là est un peu différent. L'heure n'est pas à la créativité, l'heure n'est pas à essayer de se changer les idées. S'il n'est pas doué pour le dessin, l'administratif est une vraie tare également. C'est quelque chose de long et fastidieux, mais il n'a pas de mal à s'y mettre. Il trouvait presque ça satisfaisant, de tout rassembler, et d'aplatir les soucis Son comptable le lui fait d'ailleurs naturellement remarquer : il n'était pas réactif, mais en général, il n'avait pas de gros soucis sur les chiffres, et Ezra savait les indiquer correctement. Il ne ment pas sur les chiffres, on ne pourra jamais lui reprocher de cacher la vérité de son activité professionnelle. Mais voilà, c'est difficile de s'y mettre vraiment.

Comme tous les matins d'administratif, il s'était installé au Starbucks avec un immense Latte et un donuts... ou peut-être deux, le premier ayant été mangé entre le comptoir et la table à laquelle il s'est installé ? Avec son ordinateur, en train de faire le nécessaire pour retracer tous ses mouvements financiers, et de rassembler les factures, pour tout transmettre au comptable.

Il est en train de terminer, et son café quasiment froid lorsqu'il décide de se lever, en prenant son gobelet à moitié vidé, pour aller demander qu'on lui refasse un plus petit, pour mélanger avec son latte froid. Dans ses pensées, il n'a pas remarqué la jeune femme qui se dressait sur son chemin, et lorsqu'ils se sont bousculé, ils ont écrasé son verre starbucks, qui s'est intégralement vidé sur le chemisier de la jeune femme. «Je suis vraiment désolé !» dit-il très rapidement, en prenant sur la table à côté quelques feuilles de papier absorbant pour les mettre sur le chemisier de la jeune femme, ce qui a empiré la situation... et qui a donné une situation quelque peut caucasse. Tout à coup, il a eu un éclair de lucidité sur ce qui était en train de se passé. Il rougit et baisse la tête. «Oh euh... hum.. Toutes mes excuses.» Il a posé très vite ce qu'il restait du fond de sa boisson pour enlever sa veste, et de la lui passer. «Tenez.» il lui a offert une moue, une moue d'excuse. On voyait beaucoup plus à travers son chemisier que ce que sa veste pouvait cacher mais... C'est déjà ça de pris, hein ?

Adela Thomas avait un accent allemand catastrophique, un vocabulaire et une syntaxe à revoir, mais elle faisait preuve d’une volonté de bien faire. Le store avait pris beaucoup sur lui sur ces nombreux retards et absences qui n’avaient pas forcément de raisons valables.
« Adela, je comprends que c’est difficile pour toi, mais si tu ne montres pas un minimum de bonnes volontés, je ne pourrai pas t’aider plus longtemps. » Elle était dans son bureau, elle venait de se changer après son shift et il lui avait demandé des explications sur son absence de la veille.
« Je suis désolée, j’ai eu cours et j’ai terminé tard hier. Je suis vraiment désolée ! » Il n’avait vraiment pas l’air content et pourtant, elle avait l’impression qu’il l’écoutait.
« T’en es où dans tes cours..? » Adela avait blêmi car une réponse qui demandait une réponse ouverte lui demandait une gymnastique épuisante : D'abord, elle répondait à la question en français dans sa tête puis, elle répondait dans la langue locale.
« Je travaille la syntaxe. Je rencontre encore des difficultés. Apprendre à l’école, c’est complètement différent que d’utiliser ce qu’on apprit tout le temps. » Elle avait des années d’apprentissage scolaire mais rien ne pouvait l’amener à apprendre la langue avec les accents, le jargon… Tout jouait à ce niveau-là et tout cela lui demandait énormément d’énergie. La télévision, elle l’oubliait, c’était impossible de la regarder sans se créer des maux de tête terribles.
« C’est vrai que tu as fait des efforts mais si tu continues à te montrer aussi absente, je ne pourrai pas te garder, Adela. Les autres ont besoin de pouvoir compter sur toi ! »
« Je te remercie d’être compréhensif. Je te ferai de mon mieux ! » Aussi, il rit et la reprit : « Je ferai de mon mieux, je pense que c’est ce que tu voulais dire. » Une petite moue et Adela fit une moue gênée : « Oui, c’est bien ça ! »

Après être passée aux toilettes pour se remaquiller, Adela quitta l'arrière pour rejoindre le comptoir où Sun-Kim lui servit son Caramel Macchiato. « Alors ? Tu restes ? » lui demanda-t-il en prenant soin de ne lui poser qu'une question fermée. « Oui. Je ne pourrais pas trop compter sur lui pour le coup, il m’a dit que je ne pourrais rester si j’étais encore en retard. » Il lui sourit tout en lui demandant de ne pas lâcher, qu’il était passé par là il y a une dizaine d’années. La pratique allait beaucoup l’aider et, entre deux sujets de conversation, il lui proposait même de venir chez lui pour travailler un peu plus l’allemand. « On se euh... tient au courant ! » Il la draguait depuis qu’elle était arrivée. Sun avait été son formateur, ils avaient passé beaucoup de temps et c’était grâce à lui qu’elle avait eu ses cours qui l’avaient beaucoup aidée lui-même.

Alors qu’elle s’apprêtait à quitter le comptoir puis les lieux, elle se retourna vivement et une source tiède, presque froide, lui dégoulinait sur son chemisier. « Oh putain ! » jura-t-elle en français alors qu’elle écartait les bras en croix comme si elle allait pouvoir sauver le reste de son vêtement blanc. « Je suis vraiment désolée. » Elle se tourna vers la voix en attrapant la serviette que lui tendait Sun-Kim mais elle sentait déjà qu’on avait pris de l’avance sur ce qu’elle voulait faire. « Ne vous gênez pas surtout ! » De très mauvaise humeur, elle constata que la tache était plus grosse et que même un petit détour chez le pressing n’y changerait rien. Puis sans crier gare, elle se retrouva couverte d’une veste que l’inconnu lui posa sur ses épaules. « Non, je.. » Prise de court, Adela accrocha la veste de ses deux mains au niveau du col. C’était bizarre, lorsqu’elle vit se répandre des excuses, elle n’était pas en colère. Elle était agacée pour son chemisier mais cet homme avait l’air si gêné et autant avoué qu’elle n’avait jamais vu un homme rougir de cette manière. « Non, ça va, heureusement que ce n’était pas brûlant. » Adela n’allait pas faire de scandale, elle n’était pas comme ça et qui plus est, elle ne criait jamais en allemand. Cela demandait beaucoup trop d’efforts ! « Merci pour le manteau. » le remercia-t-elle en parlant de la veste.

- Tu voulais un autre café ? demanda t-elle en constatant le café qui commençait déjà à sécher.

De tout ce qu'il s'est osé à imaginer sur sa journée, renverser son café sur une jeune femme n'entrait pas dans ses projets. Et encore moins se retrouver à essayer d'éponger en absorbant son chemisier avec des serviettes. Bon sang, Ezrael, pourquoi tu sais pas rester à ta place, t'excuser, sans essayer d'en faire trop pour aider les autres ?? Il s'exaspère lui-même. Il faut toujours qu'il en rajoute des couches et des couches. Et là, pour le coup, ça peut très vite se terminer mal pour lui.
«Vraiment !» reprend-il, toujours rouges de l'avoir touchée au niveau de la tâche de café, alors qu'il n'aurait pas dû prendre tant les devants, comme si c'était normal.

La jeune femme lui semble agacée, et à raison : si elle avait quelque chose à faire et pas le temps de rentrer chez elle, il vient de lui compliquer la journée. Elle ne va pas avoir mille et une façon de s'en sortir, malheureusement, que d'acheter un t-shirt, et d'amener son vêtement au pressing en espérant que la tâche s'en aille, si tant est que c'est envisageable, vu le ménage de lait, café et caramel sur son chemisier. «Je ne voulais pas.... je...» impossible de se sortir d'une situation comme ça, là où ses mains n'avaient pas à parcourir la moindre tache sur ses vêtements. Ezra se racle la gorge en soupirant. «Le pressing est pour moi. Et le t-shirt de remplacement aussi.» affirme-t-il, alors qu'elle commence à lui indiquer que, heureusement, ce n'était pas brûlant.

Se confondre une fois de plus en excuses n'est pas productif. Et étrangement, il a l'impression que, malgré la situation, elle semble s'apaiser. Déjà, elle ne crie pas, gros point positif. Ezrael sourit légèrement en entendant un accent étranger. Il reconnait donc que, si elle ne crie pas, c'est peut-être parce qu'elle ne sait pas l'insulter en allemand. Ou alors qu'elle ne sait pas appuyer ses mots suffisamment pour le pourrir et lui faire sentir comme un idiot. Mais si on ajoute sa réactivité à lui donner sa veste pour la protéger de l'immense tâche qui lui donnait l'impression de s'étaler chaque seconde un peu plus, dévorant du tissu pour le rendre humide de café, peut-être que beaucoup plus de choses jouaient en faveur d'un apaisement.

«Oh! euh..» dit-il, surpris que la conversation finisse par tourner plus calme, et sur un autre sujet. «Oui, j'allais m'en chercher un autre, pour finir celui-ci qui est... était froid.» fit-il en grimaçant. «Et heuuu.. Et toi, tu veux un café ? Un autre t-shirt ? Un muffin ? n'importe quoi pour me faire pardonner ! » fait-il avec un large sourire pas très rassuré, en espérant il ne sait quoi, pas certain d'attendre d'être pardonné, ni de ne pas vouloir subir ses foudres. Son côté gentil lui parait plus glaçant encore, l'inquiétant de la sauce à laquelle il va être mangé. «Ezrael, au fait.» Il lui offre une petite moue et sa main à serrer. Au moins, elle a le prénom de son bourreau.

Elle sentait le liquide lui dégouliner le long de son ventre, laissant une traînée laiteuse sur son chemin. L’homme avait vraiment l’air confus, particulièrement maladroit et intrusif et pourtant, elle ne l’avait pas giflé ou repoussé. S’il la connaissait, il aurait même vite compris que ce n’était pas normal, mais comme elle était dans un pays où la langue la censurait presque tout le temps. Elle essayait pourtant, mais malheureusement, elle avait encore ce blocage qui ruinait toute la passion dont elle avait toujours fait preuve. Elle aurait bien explosé dans sa langue natale, mais qui l’aurait comprise et ne l'aurait pas prise pour une folle ? En tout cas, elle était penaude, à essuyer ce qui était encore sur sa peau, après avoir transpercé son chemisier. Le pressing était pour lui, le t-shirt l’était également. Adela serrait les dents, encore et toujours. Elle n’avait pas le langage, mais tout se reflétait dans son attitude. Alors même s'il se confondait en excuse, Adela n’allait pas lui offrir son plus beau sourire en guise de réponse. Elle lui offrait des petites grimaces et des regards furtifs. Oh bien sûr, elle aurait aimé pouvoir se dire que ce n’était pas grave, mais autant elle n’avait pas eu l’occasion de salir son uniforme, autant il avait fallu qu’elle se change pour en arriver là.

Tant pis pour son chemisier, finalement. Enfin, c’était ce que sa petite voix moralisatrice lui soufflait de penser. L’effet allait prendre un peu de temps.

Elle inspirait un bon coup, se calma tant bien que mal pour ne pas passer pour une ahurie. Adela se sentait parfaitement dans son droit, elle ignorait si elle allait pouvoir récupérer son chemisier même avec le meilleur des pressings. Alors, la trentenaire puisa dans ses connaissances, elle payait ses cours. Il fallait bien que ce la lui serve un jour surtout à un moment aussi lambda. La veste sur son dos, elle sentait sa colère redescendre, comme instantanément. Il n’était pas obligé de faire une chose pareille non plus. Leur rencontre était si imprévisible, ils auraient pu se croiser sans vraiment ce voir mais le fait est que la vie en avait décidé autrement. Particulièrement attentive à ce genre de chose, elle regarda l’homme qui lui parlait. Cet accent, la rapidité et l’enchaînement de question, la fit plisser des yeux. Adela avait besoin de se concentrer pour comprendre et forte heureusement, cela ressemblait fortement à ce qu’elle faisait chaque jour, dans ce café. « J’ai le café déjà. » En tout cas, il voulait se faire pardonner, elle avait compris le mot « pardonner ». C’était ce genre de chose qui l’aidait à ne pas rester en retrait dans une conversation banale entre copains. « Adela. » répondit-elle en lâchant la veste d’une main pour venir serrer la main d’Ezrael. Elle n’imaginait pas que ce prénom allait l’obséder. Pendant un petit instant, elle regarda son café puis le bar où Ezrael allait devoir passer par là pour en avoir un nouveau. « Je veux bien un muffin à la banane. » Elle n’allait jamais dire non en ce qui concernait la nourriture. Puis, elle lui offrit un autre sourire : « Je sais où tu es assis, je rejoins ta table, et on pourra discuter là-bas. » C’était un bancal, les mots choisis étaient simples mais compréhensibles. Cela allait être difficile mais pour une fois, la française n’allait pas fuir.