Le moment tant attendu est arrivé. Et alors que j'étais passé la chercher à la fin du travail, bien que l'ambiance était restée silencieuse. Puis, nous nous sommes rendus au cha châ, un petit restaurant que je connaissais bien, et pour cause : il se trouve à quelques blocs de mon immeuble, et quand j'avais la flemme de me faire à manger, j'avais pris l'habitude d'aller là bas.

Le silence est resté notre allié majeur dans cette situation, et finalement, nous sommes arrivés à destination. En un sourire à Gisela, qui a eu pour but de cacher le malaise grandissant, parce que bien que le moment à passer tout les deux se trouve à portée de main, le plus dur, désormais, c'est qu'il fallait prendre son courage à deux mains et lui dire la vérité.

Le soleil se couchait déjà presque, éclairant le restaurant de chaudes couleurs, faisant ressortir la peinture des murs, dans des couleurs estivales, qui sentaient la chaleur et les épices. Le moment de se retrouver autour d'un diner venait d'arriver. Et bien qu'on puisse tous les deux ressentir la gêne, peut-être un malaise de se retrouver là, l'impression que le poids sur ma poitrine était en train de s'en aller. Tout ce temps sans la voir, la voilà désormais face à moi, et je me sens prêt à lui dire tout ce que j'ai à lui dire. Qu'elle compte. Que je ne l'ai jamais oubliée. Que je ne suis pas sûr de l'oublier un jour. Et que j'ai besoin de certitudes pour avancer et passer à autre chose s'il le fallait.

De l'autre côté de la table, son regard me fait baisser les yeux. Je n'arrive plus à le soutenir, j'ai peur de dire quelque chose qui la ferait fuir, et ne jamais se retourner, pire encore que ce qu'elle avait fait dans le passé. Les souvenirs sont en train de remonter à la surface à mesure que je la regarde, et dès que son regard revient sur moi, je chasse le mien de son visage, comme un adolescent. Tant de choses à lui dire et en même temps, comment risquer de détruire l'équilibre de sa vie en lui disant qu'elle manque à la mienne pour équilibrer le bien et le mal.


Alors que le serveur venait de leur proposer la carte des apéritifs, je me suis permis de la regarder sans éviter que nos yeux ne se croisent. «Tu... Tu as passé une bonne journée ?» des banalités. Oui, c'est bien, ça, ça permet d'engager une vraie conversation, au moins !

Alors qu’elle se préparait, Gisela sentait l’anxiété la gagner. Le stress. Accepter un dîner avec Hansel, après avoir fui la ville pour protéger leurs proches, avait tout d’une mauvaise idée et elle le savait pertinemment. Elle savait très bien que ce n’était pas l’idée du siècle, qu’elle aurait mieux fait de décliner ou de trouver un prétexte pour ne pas y aller ce soir, au dernier moment. Mais elle n’avait rien fait, acceptant finalement son sort. Comme si elle avait conscience que, de tortue façon, le quadragénaire ne la laisserait pas s’en tirer comme ça, ne la laisserait pas s’en tirer à si bon compte. Non, elle est presque sûre qu’il aurait de toute façon fait le pied de grue devant chez elle si elle avait eu l’audace d’annuler. Il aurait attendu jusqu’à ce qu’elle lui réponde, jusqu’à ce qu’elle soit honnête avec lui.

Les sentiments qu'elle éprouvait pour lui étaient toujours aussi intenses, c’était un fait, mais elle ne pouvait pas les laisser s’exprimer. Elle n’en avait pas le droit. Elle ne pouvait pas décider d’être égoïste et détruire le bonheur auquel leurs parents avaient droit, encore moins avec ce qu’ils étaient en train de traverser en ce moment même, la mère de la demoiselle étant malade et n’en ayant peut-être plus pour longtemps. Elle espère une issue plus favorable, évidemment. Mais elle n’a aucune garantie. Et si c’est difficile pour elle, elle sait que ça l’est tout autant pour son beau-père, le propre père d’Hansel.

Alors ce soir, elle ne sait pas à quoi s'attendre avec cette rencontre. Ou plutôt, elle redoute ce qui pourrait se passer, ce qu’elle pourrait dire, les faiblesses qui pourraient être les siennes face à lui, dans un contexte aussi intime, aussi loin de la distance qu’elle avait instauré entre eux autant que possible, toutes ces années. Elle sait que le revoir, qu’accepter de prendre du temps avec lui, c’est s’exposer au risque de faire une connerie, de faire des choses qu’elle ou qu’ils pourraient regretter.

Elle avait pris le temps de se préparer avec soin, choisissant une tenue qui était à la fois élégante et décontractée. Elle ne devait pas lui donner l’impression de s’être préparée pour lui, même si c’était le cas. Elle ne devait pas le laisser penser qu’elle avait mis un point d’honneur à être jolie pour lui ce soir. Ce même si elle avait passé presque une heure à choisir la robe légèrement cintrée, rouge, qui mettait en valeur sa silhouette. Même si elle avait pris le temps de se maquiller légèrement, accentuant la couleur de ses yeux et soulignant ses lèvres d'une touche de rouge à lèvres…

Avant de quitter son appartement, elle s'était regardée une dernière fois dans le miroir, se demandant si Hansel la trouverait toujours aussi séduisante après tout ce temps, avant de chasser cette pensée aussi rapidement qu’elle était venue. Ce n’était pas le genre de choses auxquelles elle devait penser, encore moins juste avant de le voir. Encore moins au moment où elle s’apprêtait à le rejoindre.

Le trajet en voiture ayant été silencieux n’avait fait qu’accroître son angoisse mais c’était surtout le moment où ils avaient été attablés, l’un en face de l’autre, qu’elle avait le mieux senti le stress la gagner, lui enserrer les entrailles. Elle n’était pas sûre de pouvoir avaler quoi que ce soit ce soir, quand bien-même ils étaient là pour un dîner.

"- C'était... C'était pas trop mal... Et la tienne ?"

Une fois devant elle, assis à notre table, je me sens très bête. Voilà, c'est fait, on est prêts à discuter. Mais où est-ce que ça peut bien nous mener cette discussion ? Sa mère est malade, et il ne lui reste peut-être plus beaucoup de jours à vivre, mon père se laisse dépérir de la situation, et tout ce que je trouve à faire, c'est de lui demander un rendez-vous pour pouvoir discuter. Une fois le tout fait, je me demandais où se trouvait ma logique dans tout ça.. Les réponses que j'attendaient auraient pu attendre, au vu de la situation, plus de ce que j'engageais comme conversation : rien de bien intéressant...

J'avais fait ce que je pouvais, depuis la caserne pour être présentable, et pourtant, sous la table, je frottais mes mains entre elles, comme si je me sentais sale. Elle était belle, elle était encore plus belle à chaque fois que je la voyais. Si bien que l'adolescent que j'étais quelque part au fond de moi en oubliait presque ce qu'il avait à lui dire. Et c'était frustrant de perdre mes moyens, toujours en sa présence. Je lui offrais un sourire et hochais la tête. «Oui, c'est parfois un peu éprouvant, mais c'était une bonne journée. On a sauvé deux chats, et ramené un enfant perdu dans les bois à ses parents. Pas de drames, alors une très bonne journée.» Si elle pouvait se terminer encore mieux, et que je puisse avoir toutes les armes pour aller de l'avant, ce serait vraiment une bonne chose...

Le serveur arriva pour nous donner la carte, et je lui offrais un sourire de remerciement, avant de regarder distraitement la liste des différents plats qu'ils proposaient. «Du coup, ça marche bien le travail ? T'es toujours dans la mode ou je sais plus ?» je feignais de ne pas savoir, un peu pour briser cette horrible sensation de glace entre nous. Mais comment arriver avant même d'avoir commandé au fait que j'étais incapable de vivre sans elle ou sans qu'elle me dise à jamais que ça n'arriverait pas. J'avais besoin d'une réponse précise, plus précise que la fuite.

Le métier de pompier est parfois un peu éprouvant, affirme-t-il, et elle n’en doute pas une seconde. Il y a des jours où l’on doit se sentir impuissant, où l'on ne parvient pas à sauver une ou plusieurs vies. Des jours où l’on arrive trop tard sur les lieux d’un drame. Des moments où l’on se demande à quoi tous les efforts ont servi, en perdant un collègue, en perdant une victime. Les soldats du feu, qui n’oeuvrent pourtant pas que dans les incendies, ne sont pas des super-héros dotés de pouvoir. Parfois, ils faillissent. Parfois, ils ont du mal à gérer ces émotions-là. Du mal à encaisser le coup. Perdre un camarade, perdre une victime… Elle ne peut pas imaginer, vraiment, la douleur que cela représente, le sentiment d’impuissance que cela génère, ni la culpabilité qui en découle. Mais, aujourd’hui, fort heureusement, tout s’est bien passé apparemment.

Alors forcément, quand les journées sont plus calmes, quand il n’y a pas de drame, pas d’intervention lourde, on se sent sûrement mieux, sûrement plus léger. Aujourd’hui est un de ces jours comme, au cours de sa garde, l’homme a seulement eut deux chats à sauver et un enfant à retrouver, perdu en forêt. En effet, ça semble être plutôt une bonne journée, alors. Une journée tranquille. Une journée qui permet de rentrer sereinement chez soi, l’esprit apaisé d’avoir pu faire son travail et de s’être senti utile pour cet enfant, pour ces parents, pour les propriétaires de ces boules de poils.

"- Effectivement, ça ressemble à une bonne journée. J’imagine que vous aimeriez en avoir des comme ça plus souvent." remarque-t-elle.

Le serveur arrive, leur donne des cartes et elle se plonge dans l’observation des plats proposés, ne sachant trop si elle cherche quoi dire ou si, au contraire, elle essaie de fuir la conversation. Mais il ne la laisse en fin de compte faire ni l’un ni l’autre comme il la questionne sur sa propre journée, soucieux de savoir si elle est toujours dans l’univers de la mode. Elle acquiesce.

"- Toujours, oui. Je fais du shopping pour des gens qui ne le font pas eux-même, qui ne savent pas vraiment ce qui leur va, ce qui les mettrait en valeur ou qui ne connaissent rien aux tendances de la saison. Le tout, bien sûr, en essayant de respecter le look dans lequel ils se sentent le mieux, le plus confortable." elle pince les lèvres. "C’est… beaucoup moins altruiste que pompier."

Je lui racontais ma journée, comme on raconterait sa journée à sa femme, sa compagne. Elle n'était rien de tout ça. Mais pouvoir dire à quelqu'un "ma journée s'est bien passée", en étant pompier, c'était tellement agréable. J'avais conscience de ne pas faire le boulot le plus simple du monde, mais malgré tout, c'était un beau métier, que je n'échangerai pour rien au monde, malgré le coeur lourd après les journées où nous perdions des vies humaines. Il n'y avait rien de perdu aujourd'hui, et pour la première fois depuis très longtemps, les éléments s'alignaient pour laisser mon coeur en presque paix, plus léger, plus agréable. En avoir plus des journées comme ça ? Evidemment, ça serait le rêve de tout pompier. Mais ça n'existe pas, malheureusement. «Si seulement l'univers pouvait t'entendre, et que ça pouvait être une vérité.» ris-je, un peu jaune. «Mais oui, ce serait le rêve de tous. Mais bon, si c'était le cas, on n'aurait plus de raison de faire notre boulot. Je dis pas qu'il ne faut pas nous enlever du boulot, hein. Mais je suis sûr qu'on n'aurait plus besoin de nous pour bosser à la caserne, ou en tout cas, pas de combien on est actuellement. Après, ça laisserait l'occasion de faire d'autres choses, de superviser des sécurités ou des évènements comme les feux d'artifices ou quoi.» Et puis il faudrait penser à se reconvertir, sinon. J'avoue que je n'avais jamais réfléchi à quoi. Pompier, c'était bien, quand même.

Mais trêve de parler de moi. Je lui demandais sa journée, et j'avais eu un doute sur ce qu'elle faisait. Elle m'expliquait exactement la teneur de sa profession. Je hochais la tête, pas tout à fait certain d'avoir tout compris. Mais ce qu'il en ressortait, c'était qu'elle aidait les gens à s'habiller en fonction d'un style, pour apprécier son image, c'est ça ? «C'est sur que c'est autre chose. Mais c'est altruiste quand même. Tu aides les gens à apprivoiser leur reflet dans le miroir. C'est l'un des plus grands combats de la vie, pour certains, tu sais.» affirmais-je, avant de baisser mon regard sur la carte, choisissant rapidement. Je n'étais pas compliqué : je prenais quasiment toujours la même chose ou quelque. «Tu sais ce que tu vas prendre ?» demandais-je distraitement, en évitant encore la discussion. Il fallait pourtant que ça arrive, et je ne pouvais pas me contenter de banalités. C'était... C'était elle, c'était mon coeur qui se jouaient ce soir. Et entre les deux, c'était sa réponse qui me permettrait de choisir.

Oui, les pompiers aimeraient définitivement que toutes les journées se passent aussi bien que celle qu’a eu Hansel aujourd’hui mais malheureusement, c’est loin d’être le cas. Elle le comprend aisément quand il formule le voeux que l’univers puisse l’entendre et arranger les choses au mieux pour que ce genre de journée devienne la norme. Mais ça ne l’est effectivement pas et rapidement il le lui confirme, même si cela voudrait aussi dire qu’ils n’auraient plus de travail, ou peu. C’est assez ambivalent, c’est vrai. Le besoin de travailler, l’envie d’aider les autres et, en même temps, le désir que ses journées se passent bien, qu’ils soient assez peu appelés sur des interventions. C’est là toute la complexité du service de pompier finalement. On a besoin de travailler, mais on aime autant que les gens n’aient pas besoin de faire appel à nous, elle n’imagine que trop bien ce qu’il veut dire. C’est complexe, contradictoire. Mais une réalité.

"- Oui, j’imagine qu’il y a tout de même des missions à remplir malgré tout, de l’ordre de la sécurité. C’est sûr que vous devez préférer être appelé pour sauver un chat coincé dans un arbre ou intervenir sur des nids d’insectes, plutôt que d’être appelé au chevet d’un petit nonagénaire dont on ne sait pas s’il passera la nuit."

A choisir, elle préférerait elle aussi aller sauver des chats dans des arbres, évidemment. Mais pour sa part son travail est bien moins altruiste. Bien moins honorable, quelque part, même si l’homme ne semble pas être de cet avis. Elle fait une petite moue alors qu’il proteste.

"- C'est une façon de voir les choses."

C’est autre chose mais elle aide tout de même les gens, leur dégager du temps pour qu’ils puissent s’adonner à d’autres activités peut-être charitables. Elle leur permet aussi d’être bien dans leurs têtes, dans leurs corps, bien avec leur image. Mais il n’en reste pas moins à ses yeux qu’elle aide surtout des gens friqués à dépenser leur argent et payer quelqu’un pour ça, au lieu de le faire par eux-même. Elle ne sauve pas de vie. En même temps, médecin, pompier… ça ne l’a jamais attiré. Trop peur de ne pas contrôler les choses. Trop peur du sang, aussi, et de toutes les choses dégueulasses qu’ils peuvent voir.

"- J’avoue que non… Tu as une recommandation ?"

Aucun mensonge ne serait suffisant pour cacher la vérité qui se jouait ici : Gisela restait froide, lointaine, et je me mourrais de cette situation. Je ne voulais pas que cela continue comme ça avait été le cas durant toutes ces années. Je souffris de la distance entre nous, et le répéter ne rendrait sûrement pas l'éloignement tant physique que psychologique plus facile, quand émotionnellement, je me sentais indéniablement relié à elle. «Oui, après je me sentirai quand même moins utile à sauver des chats toute la journée. Tant qu'à faire, autant se trouver un autre métier, parce que c'est être payé à faire ce qu'un voisin bien intentionné pourrait offrir gratuitement à un autre voisin.» ne manquais-je pas de faire remarquer. Après, un peu moins de morts, de blessés graves ou de gens qui finiront diminués après nos interventions, qui se faisaient souvent trop tard parce qu'on avait trop à gérer et pas assez de monde… Je n'étais pas contre pour autant.

Quand elle me faisait remarquer que son job était très différent du mien, c'était une évidence. Moins altruiste ? C'était une question de point de vue, surtout. Je hochais la tête pour acquiescer à ses dires. Evidemment, que ce n'était qu'une façon de voir les choses. On ne pouvait pas être d'accord sur tout, c'était un fait. De toute manière, nous n'étions pas d'accord sur tant de choses que ça, il suffisait de regarder où on en était.

Je regardais la carte, en lui demandant un peu distraitement ce qu'elle souhaitait prendre. Déjà, je n'arrivais pas à engager la conversation comme je le souhaitais, mais elle donnait en plus de ça l'air de lire sa carte avec tant de concentration qu'elle semblait tenter de déchiffrer des secrets enfouis dans les lettres. Toutefois, je ne relevais pas. «Euh et bien, pour moi, s'il y avait une recommandation à faire, ce serait très certainement une salade de couscous aux figues rôties et fromage de chèvre. J'ai goûté une fois, en venant avec l'équipe au travail, et franchement, c'était super bon. Après il faut aimer le végétarien, et non pas le végétalien.» soulignais-je, un peu bêtement. J'avais tellement l'habitude que papa fasse l'erreur que je devenais presque un woke. «Tiens, d'ailleurs, je vais suivre mon propre conseil et prendre ça.» rajoutais-je, fort de ma décision.

Il se sentirait bien moins utile si son boulot se résumait à l’avenir à sauver des chats coincés dans des arbres à longueur de journée. Elle peut imaginer, oui. Bien sûr, cela voudrait au moins dire que la vie d'aucun être humain n’est en danger, mais en termes d’intérêt du travail, d’aide à la société, d’utilité… Non pas que ce ne soit pas utile de sauver des chats, mais… C’est sûrement moins gratifiant et moins intéressant. Le sens du devoir n’est pas le même. Il préférerait trouver autre chose alors, qui serait plus utile, plutôt que de faire ça tout le temps. De faire ce qu’un voisin pourrait faire, en réalité. Et elle comprend ce qu’il veut dire. Quand tu choisis un métier pour sauver des vies, ce n’est probablement pas pour passer ton temps sur des échelles, à grimper aux arbres, même si personne ne souhaite jamais que l’accident arrive.On préfère toujours quand les choses se passent bien, après tout.

"- Et tu sais ce que tu ferais si c’était le cas ? Si tu devais changer de travail, qu’est-ce que tu choisirais ?"

La concernant, elle n’en sait trop rien. Elle ne sait pas vraiment ce qu’elle ferait de sa vie si elle n’avait pas emprunté cette voie qui est la sienne. Il y a en réalité, dans son existence, énormément d'inconnus. De données manquantes. Il y a un tas de choses dont elle ne sait pas ce que ça aurait donné. Elle ne sait pas ce qu’elle aurait fait si elle n’était pas devenue personnal shopper. Elle ne sait pas ce qu’aurait été sa vie si elle était restée à Hambourg. Elle ne sait pas ce que serait son existence si elle avait décidé de donner sa chance à l’homme assis en face d’elle, homme qu’elle a au contraire essayé de fuir toutes ces années. Elle ne sait pas si sa mère et son beau-père auraient vraiment si mal pris la nouvelle de leur amour, s’ils avaient choisi d’affronter ça, si elle n’avait pas pris la décision pour eux. Elle ne sait pas ce que serait son existence si ses choix avaient été différents. Ils seraient peut-être mariés et eux-mêmes parents. Leur histoire n’aurait peut-être pas fonctionné et elle aurait pu tourner cette page. Ils se seraient peut-être confronté à une brusque réalité, ne parleraient peut-être plus à leurs parents ou auraient été au contraire soutenus par eux… Trop de choses qu’elle ignore. Trop de choses qu’elle ne doit pas se demander, qu’elle ne doit pas chercher à découvrir.

Lui demandant conseil, elle porte son regard sur la salade dont il parle, avec de la semoule, des figues, du chèvre. Le plat qu’il compte d’ailleurs prendre lui-même. Et elle… Elle ne sait toujours pas, promenant encore son regard sur la carte, n’étant pas sûre d’avoir envie d’une salade. Et puis, finalement, elle reporte son regard sur les plats de pâtes et referme la carte.

"- Je pense que je vais partir sur le burger au portobello. Ou les pâtes à la truffe." hésite-t-elle encore, finalement.

Si être pompier devait se résumer à des chats à faire descendre d'arbres... Certes, la vie serait bien plus apaisée, mais est-ce que ce serait le métier que je me sentirais appelé à faire ? Pas le moins du monde. Si c'était le cas, et qu'il fallait totalement penser à une reconversion, qu'est-ce que je pourrais bien faire ? Honnêtement, je n'y avais jamais réfléchi, parce que malheureusement, dans la vie de tous les jours, il y avait toujours des gens qui avaient besoin d'être aidés, et quelque part, il appréciait se sentir utile et aider les autres.  
«Non, pas vraiment..» je baissais la tête en continuant de réfléchir. Qu'est-ce que je pourrais bien faire après tout...? «Je reprendrais peut-être les études pour devenir urgentiste. Pour aider.» C'était la seule chose que je savais faire et qui me donnait une place dans la société à mon goût.

«Et toi, tu ferais quoi si tu devais te reconvertir ?» demandais-je simplement.

Je la regardais, et ne pouvais m'empêcher de détailler son visage. A chaque fois, c'était comme si j'oubliais à quel point elle était belle, pour être surpris une nouvelle fois quand je l'observais. Mon cerveau se servait de cette information afin d'avoir toujours l'impression de la redécouvrir. Mais je n'étais confronté à cela qu'avec elle. C'était elle, toujours, toujours et encore elle la seule avec laquelle ça pouvait arriver.

C'était la raison de notre présence ici, à regarder la carte du menu. Je connaissais bien l'endroit, mais il n'y avait pas tant de plats qui me donnaient envie. J'aimais bien tout ce qui était végétarien, ça changeait un petit peu de ce qu'il y avait habituellement sur d'autres cartes de restaurant. Et c'était encore plus différent que je ne cuisinais guère d'éléments végétalien car je ne m'intéressais pas vraiment à la cuisine plus que ça.

A sa réponse, je regardais la carte et plissais les yeux. Miam, ça avait l'air bon, ce qu'elle convoitait en vérité. «Oh, j'avoue, ça a l'air bon.» Mais je restais sur mon idée de base. «Il parait que le burger est vraiment top.» Un de mes collègues l'avait pris, et il s'était régalé.

Puis, je fermais la carte, dans l'attente qu'on vienne prendre notre commande. «Je sais que... je sais qu'on a évité le sujet pendant des années, et je sais d'autant plus que le timing est très mal choisi. Mais il va bien falloir qu'on en parle un jour de ce que... de ce qu'on s'est dit.»

S’ils devaient changer de voies, qu’est-ce qu’ils feraient ? Elle ne sait pas. Hansel, lui, semble connaître la réponse le concernant, savoir ce qu’il choisirait de faire. Il reprendrait ses études, peut-être, pour devenir urgentiste. Un métier au service des autres, encore. Ouai, ça lui ressemble bien en fait, elle imagine bien que c’est ce qu’il ferait, qu’il déciderait, encore, de se rendre utile à la société comme il l'était déjà maintenant, en tant que pompier. Qu’il devienne urgentiste s’il ne peut plus faire pompier, ça fait sens. Encore quelque chose qui revient à s’oublier pour sauver les autres. Quelque part, dans une toute autre mesure, c’est ce qu’elle a fait elle aussi en choisissant de partir, de ne pas faire souffrir leurs parents avec leur relation.

Et elle ? Elle ne sait pas ce qu’elle ferait. Elle ne sait pas ce qu’elle déciderait de faire. Peut-être qu’elle irait vendre des fringues dans des magasins, ça ne serait pas bien différent de ce qu’elle fait déjà aujourd’hui même si ce serait un travail plus orienté sur la vente que sur la mode en elle-même comme c’est le cas aujourd’hui. A moins qu’elle ne s’oriente dans le stylisme ou toutes ces choses-là mais il faudrait sans aucun doute qu’elle se forme, pour ça.

"- Je ne sais pas vraiment. Peut-être que je continuerai dans la même branche, en allant vendre des vêtements dans les magasins. Je trouverai bien une boutique pour m’embaucher comme vendeuse, avec les contacts que j’ai déjà."

Elle présente bien, elle pourrait éventuellement espérer se faire embaucher dans une boutique de luxe et continuer de fréquenter le même genre de clientèle dont elle a l’habitude. Elle connaît du monde dans ce milieu, ça pourrait toujours lui ouvrir des portes si elle devait changer de travail.

Plongeant son nez dans la carte, elle hésite encore sur le plat qu’elle va prendre, hésitant entre le burger et les pâtes aux truffes. Apparemment, le burger est plutôt bon, un ami du quadragénaire l’ayant goûté dernièrement et apprécié. Elle hoche la tête. Peut-être qu’elle devrait prendre ça, alors. Mais il lui coupe toute pensée de manger quand il décide d’entrer dans le vif d’un sujet douloureux, qu’ils repoussent depuis des années. Eux. Elle grimace et ferme la carte.

"- Pourquoi ?" demande-t-elle sérieusement en le fixant. "Se faire plus de mal qu’on ne s’en est fait à l’époque ? On sait que ça ne peut pas marcher et… on sait que ça ferait trop de mal à deux personnes qui ne méritent pas ça…"

Essayer de réfléchir à ce que je ferais si ma vie devait être totalement différente, et que j'étais amené à être encore plus inutile, c'était compliqué. Pourtant je savais que professionnellement, j'avais besoin de me mettre au service des autres, et de trouver ma place en aidant. Je ne pouvais pas rester à me regarder le nombril, ou à enrichir les gens qui n'en avaient pas le moindre besoin. L'équité, c'était le même accès aux aides, secours et soin. Et c'était ce pourquoi je voulais exister, c'était l'idéologie que je voulais servir.

«C'est pas bête.» C'était le genre de choses que je la voyais bien faire. Elle était toujours habillée avec un certain style, toujours très classe, elle avait du goût : elle aurait gâché l'une de ses plus grandes qualités en faisant autre chose. Même si en tant que vendeuse, je ne la voyais pas suffisamment conseiller, alors qu'il valait parfois mieux que ce soit elle qu'on avait en face qu'une vendeuse de chez Zara.

Elle avait l'air prête à manger, jusqu'à ce que je commence la discussion qui blessait. J'en avais besoin, il fallait que je puisse être moi-même, et trouver ma place même dans une vie où elle ne veut pas de moi. C'était le plus grand challenge de ma vie : arriver à me construire, et même à 45 ans, je n'en étais pas pleinement capable… A cause d'elle. «ça change qu'on est des grandes personnes. Qu'on peut en discuter. Tu crois vraiment que nos parents ne pourraient pas comprendre ?» Peut-être, mais j'avais dans le cœur la certitude qu'ils étaient capables de cela. Pour ce qui était d'accepter, c'était encore autre chose. «J'en ai marre de ne pas pouvoir en discuter avec toi. Ca fait plus de vingt ans que je t'aime et que je sabote toutes mes relations à cause de ça et...» attends, je venais de dire que je l'aimais, là....non ?

"- Met toi à leur place. Imagine un instant que ton enfant et celui de la femme que tu aimes, que tu as épousé, viennent un jour te voir pour te dire qu’ils sont ensemble, malgré ton mariage avec la mère de l’un de ces deux enfants ? Est-ce que tu crois vraiment que ça ne te ferai rien, si tu ne l’avais pas expérimenté toi-même auparavant ? Si tu apprenais ça d’un coup, de but en blanc ?"

Ils sont de grandes personnes, ils peuvent en discuter, pense-t-il, mais elle n’est pas vraiment de cet avis. Parce que tout ça fait beaucoup trop mal. C’est beaucoup trop douloureux de penser à ce passé, à ces sentiments, à cet amour auquel ils n’ont pas donné sa chance. Mais ça n’est pas nouveau. Ce n’est pas une décision prise à la légère. Et elle ne date pas d’hier. Ils savaient, ils ont toujours su, que ça ne pourrait rien donner, entre eux. Que ça ne devait rien donner, surtout.

Elle pousse un soupir, son cœur battant la chamade dans sa cage thoracique. Elle ne peut pas discuter de tout ça, elle ne peut pas revenir sur la décision qu’elle a prise il y a de cela des années. Elle l’a prise pour le meilleur. Elle l’a prise pour protéger la femme qu’elle aime le plus au monde. Elle ne peut pas se permettre d’être égoïste maintenant. Elle ne peut pas se permettre de faire savoir tout ça avec ce que sa mère traverse. A l’heure où ils discutent, sa mère est peut-être mourante et Gisella ne sait toujours pas exactement ce qu’elle a. Elle ne peut pas discuter posément de simplement tout envoyer balader et prendre des risques avec la santé de sa mère.

Mais les mots claquent dans le silence de la table comme il révèle ce qu’il a sur le coeur, la figeant sur place, avouant tout à la fois ses sentiments et ses échecs de relations amoureuses, comme elle, par la faute de cet amour insatisfait, de cet amour qu’il n’a pu oublier. Elle baisse les yeux, n’osant pas le regarder, fixant son regard sur ses mains alors que le contrôle de la situation lui échappe, la faisant se sentir inconfortable. Elle se mord la lèvre inférieure, le regard toujours fuyant.

"- Ma mère est malade, Hansel…" finit-elle par souffler. "Ma priorité c’est de ne rien faire, rien provoquer, qui pourrait lui être fatal. Et… Je sais que tu comprends parce que… je suis sûre que tu ferais la même chose pour ton père…"

Elle n'avait pas tort. Suis-je égoiste, à vouloir indéniablement... hé bien, à la vouloir elle. A vouloir me réveiller chaque jour à ses côtés, qu'elle soit le premier visage qui vienne éclairer mes jours, que ma main dans ses cheveux soit la première sensation que je ressente pour les heures qui suivaient mon éveil, comme la douceur d'un début de journée, après les difficultés de la journée de pompier ? Oui, j'étais sûrement égoiste, ça risquait de briser le coeur déjà meurtri de mon père. Mais pourquoi n'aurais-je pas le droit au bonheur s'il était synonyme avec Gisela ?

«Comment tu voudrais qu'ils l'apprennent ? Comment tu voudrais que je n'arrive pas à dire à mon père que je n'arrive pas à vivre, que je suis incapable d'apprécier la vie sans toi ? Que toutes mes relations n'auraient jamais eu la moindre logique, le moindre sens, puisque ce que j'ai cherché tout ce temps, c'était toi. Elles ne te ressemblaient peut-être pas physiquement mais c'était toi, encore, et toujours qui se dessinait dans ma tête. Peut-être que ce n'est pas réciproque, et j'essaierai encore et toujours de me satisfaire de ce qu'on a déjà : rien. Mais j'y arrive pas. J'ai tout essayé, Gisela. Je t'ai dans la peau, je t'ai dans la peau depuis le premier jour, depuis la première fois où nos regards se sont croisés.» je baissais la tête après avoir parlé. C'était douloureux, comme révelation. Peut-être que pour elle, c'était facile. Peut-être était-elle capable de faire comme si de rien était. Peut-être ne ressentait-elle rien depuis des années ? En tout cas, ce n'était pas mon cas. Je n'étais pas prêt à vivre sans elle. Le seul moyen de m'y résoudre, serait qu'elle m'avoue qu'elle n'a pas la moindre once de sentiment à mon égard, que ces sentiments formulés des années auparavant, qui nous avaient effrayés n'existaient plus, qu'ils avaient disparu sous le poids de la distance et de l'indifférence.

Je comprenais également que je n'arrivais pas au meilleur moment pour discuter de ce genre de choses. Sa mère était malade, alitée dans un lit d'hôpital, et personne ne pouvait savoir si elle s'en sortirait ou non. Personne n'était en mesure de donner la moindre certitude sur son état, car rien n'était plus flou. Alors, évidemment, avec mes grands sabots, et mes grandes déclarations, j'avais l'air bien fin. Mais je ne pouvais plus avancer sans dire les mots qui me brulaient les lèvres depuis si longtemps. Des mots qui m'empêchaient d'être.

Elle était dans un état de presque inertie, et moi, j'avais le coeur qui ne demandait qu'à exploser, à crever un bon coup, pour arrêter cette souffrance. Je voyais que je la faisais souffrir. Et je savais que soit elle, soit moi, soit nos parents souffriraient de la situation. C'était une voie sans issue. Pourquoi avait-il fallu que ce soit elle, la femme de ma vie ? Je soupira et reprenais finalement.


«Je... je comprends.» dire le contraire aurait été faux. Et pourtant, j'avais envie de hurler. Qu'elle me dise clairement oui, ou clairement non. De la secouer pour qu'elle arrête de se cacher derrière toutes les excuses qui lui tombaient dessus pour ne rien me dire, pour ne jamais donner de réponse claire, simple et précise.
«Evidemment, je ferais la même chose pour papa... je sais que je n'ai pas choisi le meilleur timing pour tout ça. Mais j'avais aussi besoin que tu saches ce que je ressens, et qu'on en discute. On est des adultes... on a le droit de se dire qu'on est passé à autre chose sans que l'autre, celui coincé dans le passé -moi en l'occurence- ne fasse un scandale ou une connerie. Je pense juste que ce serait plus simple si... si tu acceptais la vérité en face, et que tu arrêtais de te voiler la face... Tu as le droit d'avoir évolué, tu sais..» Parce que pour moi, à ce moment, son refus de se dévoiler à moi, c'était uniquement des excuses pour atténuer les choses, pour ne pas me blesser.

C’est difficile. C’est difficile mais ils ne peuvent pas être ensemble. Ils n’en ont pas le droit. Ils ne le peuvent pas. Ils ne peuvent pas faire ça à leurs parents. Ils ne peuvent pas leur révéler qu’ils s’aiment depuis vingt ans, que leurs sentiments n’ont jamais disparu. Ils ne peuvent pas leur révéler maintenant que leurs enfants respectifs sont amoureux l’un de l’autre. Pas les laisser penser qu’ils avaient provoqué le malheur de leur progéniture, après les avoir fait se rencontrer, par leur mariage. Gisela ne pouvait pas s’y résoudre. Elle ne pouvait pas faire autant de mal à sa mère et elle n’était pas sûre que leurs parents pourraient comprendre tout ça, l’accepter facilement. S’ils étaient à leur place, comment est-ce qu’ils réagiraient eux-même ? Comment accueilleraient-ils la nouvelle, s’ils découvraient un jour que leurs enfants sont amoureux l’un de l’autre ? Comment réagiraient-ils s’ils n’avaient pas leur propre bagage pour comprendre ça ? Est-ce qu’ils ne prendraient vraiment bien ? Elle ne peut pas l’affirmer. Et, alors, elle ne peut pas affirmer que leurs parents vivraient bien la situation. Pas affirmer que ces derniers pourraient bien prendre la chose, bien la vivre.

Mais c’est compliqué. C’est compliqué parce que les sentiments sont là, bien réels, et qu’elle n’a pas la moindre prise sur la situation, pas le moindre contrôle, alors qu’Hansel lui avoue ces sentiments qu’il éprouve toujours pour elle, la force de ces derniers, la réalité de leur présence dans son coeur. La même triste réalité que la sienne : lui non plus n’est pas passé à autre chose. Lui non plus n’a pas réussi à avancer dans sa vie amoureuse, à cause d’elle. Il met des mots sur des sentiments qui sont les siens, des mots qu’elle pourrait dire elle aussi et que pourtant, elle retient. Comme un secret qui, sitôt révélé, pourrait tout détruire sur son passage. Ce n’est pas si loin de la réalité. Ces sentiments… Ils ne savent pas ce que ça pourrait faire, ce que ça pourrait déclencher, s’ils s’autorisaient à les vivre, à les ressentir pleinement.

Et puis il y a sa mère, sa mère qui est malade, dont elle ne sait pas encore combien de temps il lui reste à vivre, exactement. Alors elle ne peut pas faire ça, elle ne peut pas prendre de risques avec la santé de sa mère. Elle ne peut pas faire ça ni pour elle, ni pour son beau-père. Ils ont déjà suffisamment de tourments en ce moment et la guérison de sa mère doit être la seule chose à préoccuper leurs esprits. La seule chose sur laquelle se concentrer. Pour elle, pour lui. Pour eux, aussi.

Non, il n’a pas choisi le meilleur timing, c’est le moins que l’on puisse dire, alors qu’elle vient de voir sa mère dans un état des plus déplorables. Alors qu'elle ne sait toujours pas de quoi elle souffre exactement, ni de combien de temps ils disposent, encore.Peut-être quelques années. Peut-être quelques mois. Peut-être moins que ça. Elle repousse rapidement cette pensée, toutefois. Elle ne peut pas penser à ça. Elle ne peut pas envisager le pire. Elle n’est pas prête pour ça.

Passé à autre chose ? Elle tique, le regardant sans comprendre où il veut en venir, dans un premier temps, ne comprenant qu’au fur et à mesure de son propos. Il pensait vraiment que… Ce serait si simple de le prétendre. Lui donner raison pour ne plus jamais en entendre parler. Mais pour une raison inconnue, ce n’est pas ce qu’elle fait.

"- Je ne suis pas passé à autre chose." dit-elle alors avant de se lever précipitamment, entrant dans les sanitaires pour dames afin d’y disparaître un instant.

J'avais toujours été tout particulièrement doué pour ne pas utiliser les bons moments pour m'exprimer. Il suffisait de voir : avec Gisela, tout était une question de mauvais timing. Mais, honnêtement, sans nos parents, on ne se serait pas rencontrés. On n'aurait pas eu tant de mal à se construire l'un de l'autre. J'aime à penser qu'on était destinés à se rencontrer, à s'aimer, et à vivre quelque chose. Pourtant, on s'en est toujours empêchés. Pourquoi ? Il n'y a pas de loi qui empêche d'aimer. Mais il y a les "on-dit". Il y a la société, et ses fichues moeurs. Pourtant, quand on regardait, on n'avait aucun vrai lien de parenté. J'aimais à envisager la situation comme si on était cousins d'un couple qui se mariait. Pourquoi est-ce que là, ça ne choque personne, mais que notre situation, elle, choquerait ? En quoi était-ce différent ? Nous n'avions même pas été élevés ensemble. Lorsque nous nous sommes connus, nous étions déjà grands. Alors... pourquoi ?

Peut-être essayais-je de la faire réagir, peut-être envisageais-je de la repousser dans ses retranchements pour qu'elle finisse par m'avouer où elle en était, par rapport à ce fameux moment, presque vingt ans auparavant, où le "je t'aime" a été prononcé. Peut-être pensais-je avoir tort ou raison, mais j'y croyais, ça c'était la seule chose dont j'étais certain. Alors, évidemment, quand ses mots vinrent confirmer mes attentes, mon coeur s'emballa de trop.

«Gise....la....» hachurai-je, mes mots ponctués de ses actions, tout en l'observant se lever, un peu démuni. Elle partait vers les toilettes des dames, surement pour s'enfuir. Elle aurait raison. N'était-ce pas le pire acte d'égoisme que d'insister pour entendre ce que je voulais entendre : qu'elle m'aimait... ou d'ailleurs, peu importait combien ça aurait pu être douloureux, j'étais prêt à entendre qu'elle était passée à autre chose. Mais j'avais besoin de l'entendre prendre position sur la situation.

Quelques minutes passèrent, et je prenais ma serviette posée sur mes genoux, pour la poser sur la table et me lever. Je me dirigeai vers la porte des toilettes, et toquais à la porte.  «Gisela ? Tout va bien..?» Evidemment que non, tout n'allait pas bien. Mais ce n'était guère faute d'essayer.

Elle ne peut pas rester, elle ne peut pas le regarder. Elle ne peut tout simplement pas continuer cette conversion après ce qu'elle vient de dire, après qu'il vienne de la pousser dans ses derniers retranchements. Elle a toujours tout contrôlé, c'est dans sa nature. Elle ne supporte pas de ne pas avoir la main sur les évènements. Elle ne supporte pas de ne pas les gérer, les diriger. Quand elle a le contrôle, elle sait que rien ne peut arriver. Elle sait que rien de grave ne peut se produire. En revanche, quand elle lâche les rênes, elle ne sait pas ce qui peut se réaliser. Et dans l'immédiat, ce n'est rien de bien, rien de bon. Ce sont des mots que la quadragénaire regrette immédiatement et qui la poussent à fuir son interlocuteur, se réfugiant dans des toilettes, faute d'un point de repli plus approprié. Il y a vingt ans de ça, ça s'était aussi passé comme ça. Une confession. Une fuite. Elle avait cherché à mettre le plus de distance possible entre elle et lui pour ne pas commettre d'impair, ne pas blesser sa mère. Mais aujourd'hui... Aujourd'hui elle ne pouvait pas fuir, elle ne pouvait pas partir, elle ne pouvait pas disparaître, alors qu'elle ne savait pas combien de temps il restait à sa mère. Elle ne pouvait pas, dans ce qui était peut-être les derniers instants de la vie de sa mère, fuir encore une fois, lui briser le cœur comme ça. Alors elle devait prendre sur elle, mais ce n'était pas une raison pour qu'elle accepte si facilement la discussion avec son demi-frère. Ce soir, elle avait fauté, alors qu'elle s'était toujours promis qu'elle devait enterrer tout ça loin derrière elle, dans son passé, ne jamais le ranimer. Bien sûr, c'était sans compter sur Hansel qui, lui, ne semblait pas vouloir laisser tout ça là où ça devait être. Bien sûr, elle finit par entendre sa voix de l'autre côté de la porte, demandant si tout allait bien. Naturellement, rien n'était en ordre.

"- O... Oui." ment elle pourtant, cherchant une solution.

Finalement, la tournure des évènements a quelque chose d'encore plus cruel que le silence qui s'était installé entre nous. Je la regardai, souffrant silencieusement, essayant de ne pas montrer ce que je ressentais en fermant totalement mon visage. Avec le temps, j'étais devenu plutôt doué dans cet exercice. Pourtant, c'était difficile, de la voir se lever et partir aux toilettes, bouleversée par la situation.

Après tout, je pense qu'on l'était tous les deux. Elle faisait mine de rien, mais de ce que je venais de comprendre ce jour-là, elle souffrait de la même situation, et elle n'avait pas non plus réussi à passer à autre chose. Peut-être y étais-je allé un peu trop en frontal. J'avais très mal choisi mon timing, c'était une certitude.

Pendant quelques longs, trop longs instants, j'étais resté assis sur ma chaise en attendant... que dis-je, en espérant qu'elle revienne. Finalement, je prenais mon courage à deux mains, et j'allais toquer à la porte en demandant si tout allait bien. Bien sûr que non, rien n'allait.

Elle m'assurait que oui, mais nous savions que ce n'était pas le cas. Avec le temps, l'un comme l'autre, on était passé maître dans l'art du mensonge et de se voiler la face. «Je suis désolé. Je ne voulais pas te mettre mal à l'aise ni que tu te sentes forcée à quoi que ce soit.» confessais-je à la porte, qu'elle n'avait pas encore ouverte. «La situation est impossible, et je n'avais pas forcément envie de te rappeler tout ça et... pardonne moi, c'était idiot et impulsif..» soupirais-je, abandonnant les armes.

Est-ce que tout va bien ? La quadragénaire prétend que oui. Son âme hurle que non. Bien sûr que non ça ne va pas, parce qu'elle perd complètement le contrôle. Et c'est angoissant. Elle a toujours été de ceux qui n'aiment pas ne pas avoir le contrôle sur les situations. De ceux qui veulent tout maîtriser. Garder le cap. L’imprévu est difficile à digérer pour elle. Alors elle est rigide, campée sur ses positions, agrippée au fait de contrôler ses émotions, les événements… mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui elle perd pied parce qu'il l'oblige à dire une vérité qu'elle a soigneusement masquée pendant des années. Qu'elle a soigneusement gardé pour elle, pour protéger sa mère. Pour maintenir le cap qu'elle avait choisi. Un cap qui s'effondre maintenant que son demi-frère par alliance sait toute la vérité. Une vérité brûlante et difficile à assumer.

Elle agrippe le rebord du lavabo, fuyant son reflet dans le miroir alors que de l'autre côté de la porte, Hansel reprend la parole. Elle pince ses lèvres l'une contre l'autre alors qu'il affirme être désolé, qu'il ne voulait pas la mettre mal à l'aise, ni qu'elle se sente forcée à quoi que ce soit. Une part d'elle comprend. Elle comprend très bien. Ils vivent avec ça depuis des années, le planquant sous le tapis en espérant que cela se fera oublier, mais la vérité c'est qu'ils n'oublient jamais. Que ce passif est toujours là entre eux, bel et bien présent. Elle n’a pas pu le faire disparaître, quand bien même elle l’aurait voulu. Ça aurait été plus facile s'ils avaient pu oublier tout ça, s'ils avaient pu l'effacer. Mais même l'étouffer dans l'œuf n'avait pas suffit pour l'annuler.

Elle inspire, poussant un soupir, renversant la tête en arrière, les yeux clos dans le silence qui les enveloppe alors, ne sachant pas quoi faire, comment réagir, avec cette impression que quoiqu'elle fasse ou dise, ce ne sera pas la bonne chose, la bonne option. Comme si elle était prise dans un piège qui, de toute façon, ferait des dégâts. Mais même conserver le silence ne l'aide pas, ne faisant qu'accentuer son angoisse, consciente qu'elle devait parler, sans y parvenir.