Everybody is born with self-worth [LIBRE]

Dani était ignare en matière d'art. D'une part il était daltonien ; d'autre part, sa vue baissait plus qu'il ne voulait bien l'admettre. Et puis, il y avait cette difficulté fondamentale à entrer en empathie avec certains comportements de ses contemporains ; ça n'aidait pas. Surtout, il s'était réfugié dans une bulle de sciences dures au cours de sa jeunesse qui s'était suivie immédiatement d'un mariage avec une collègue, en vase clos, entourés d'amis qui faisaient le même métier qu'eux. Et le divorce qui avait finalement suivi n'avait fait que renforcer ce détachement. Il avait des émotions, il savait que les autres en avaient aussi, mais la communication entre ces deux ensembles était difficile.

Elle était difficile parce qu'il essayait de l'établir. S'il n'avait fait aucun effort, tout se serait bien passé. Il se soignait, actuellement ; appelons cela la crise de la cinquantaine. Il assistait donc à une conférence sur l'art de la Renaissance dans l'espoir de mieux appréhender l'intérêt que les autres portaient à cette discipline. Tout le monde dans la salle semblait trouver charmants les tableaux montrés sur le grand écran de l'amphithéâtre, mais une partie d'entre eux étaient là pour avoir une bonne note au prochain partiel, il n'était pas dupe. Lui aussi prenait des notes, mais c'était pour préparer ses questions ; la conférencière avait averti qu'à la fin de son intervention, tout le monde était invité à poser des questions, et Dani ne voyait pas pourquoi il ne l'aurait pas prise au pied de la lettre.

A vrai dire, il était frustré d'approcher la question sous un angle intellectuel. Il ressentait confusément la communion de toute la salle à chaque nouveau tableau qui apparaissait sur l'écran. Tout le monde semblait s'illuminer d'un émerveillement naturel, une sorte de combustion spontanée. Et lui, il ne ressentait rien. Il percevait les défauts de ces œuvres, les marques du temps. Si : il se sentait exclu. Une sorte de révolte silencieuse s'accumulait dans son esprit, et s'exprima sans qu'il s'en aperçoive au moment des questions, où il fit subir un interrogatoire en règle à la conférencière. Il cherchait délibérément à la mettre en défaut. Et il y parvint. Il éprouva un sentiment de triomphe malsain en la voyant trébucher sur ses dates et confondre ses artistes. Alors, il la laissa tranquille, et sortit de la salle.

Il avait besoin d'air, et aucune envie de se comparer aux bonnes manières et à la bienveillance des personnes qui prendraient certainement le micro après lui. Il aurait pu regagner la clinique à pied, mais il se sentait épuisé par ce moment d'agressivité intellectuelle. Il tournait en rond sur quelques mètres, le regard plongé dans le vide et dans des interrogations sans réponse, sur sa propre attitude, sur ce qu'il conviendrait de faire ensuite, disparaître dans la nuit, s'excuser, éviter de dramatiser et ne plus y penser ? Soudain, les portes s'ouvrirent en grand sur la lumière de la salle, et le reste du public commença à sortir. Il se sentit pris en faute et s'appuya le dos au mur. S'il restait parfaitement immobile, peut-être que plus personne ne ferait attention à lui.