Assise sur le baril d'entrainement au rodéo qui faisait face à l'enclos des vaches qui ruminaient tranquillement leur foin, Amalia se laissait balancer au gré des cordages qui la maintenaient en suspension, son regard chargé d'éternelles larmes contenues perdu vers l'horizon.
Le soleil commençait à se coucher sur le désert Arizonien et colorait son visage complètement fermé d'une douce lumière orangée, donnant l'impression que ses cheveux flamboyaient autour de ses épaules couvertes d'un simple pull en laine bien trop large - et masculin - pour elle. L'hiver était frais à Sedona, mais il restait doux et de toute façon depuis environ un an, la jeune femme avait l'impression d'être anesthésiée à tout, y compris à la vie qu'elle ne sentait même plus passée. En ce qui la concernait, il pouvait bien pleuvoir, neiger ou même grêler qu'elle ne bougerait pas d'ici... Le froid pouvait bien l'emporter elle n'en sentait plus les morsures de toute façon. Elle ne sentait plus grand chose d'ailleurs. Plus grand chose, à part le trou béant dans sa poitrine qui ne cessait de l'aspirer de l'intérieur et de lui donner la sensation de suffoquer à en hurler sans jamais la laisser exhaler... Mais là encore, elle s'en foutait. Elle se foutait de tout depuis des mois.
Pour elle, le temps s'était arrêté l'année passée lorsque sous ses yeux, son père qui était son univers, son pilier, la personne qu'elle aimait le plus au monde, s'était tué le jour de ses 18 ans... Depuis, dévastée par cette perte bien trop subite, elle était hantée à chaque instant par ce souvenir toujours beaucoup trop présent et elle se laissait dériver à travers les jours sans plus se soucier de grand chose. Elle ayant pourtant toujours été d'une nature enjouée et insolente face à l'existence, elle qui aimait défier la vie et se moquer à gorge déployée de ses aléas qu'elle prenait comme des défis à relever, était aujourd'hui refermée sur elle-même et incroyablement morne. Elle avait perdu son feu qui la caractérisait tant. Elle était éteinte et plus personne au ranch ne la reconnaissait depuis l'enterrement. Elle n'adressait plus la parole à personne et les seuls présences qui trouvaient grâce à ses yeux, étaient ses animaux.
Lorsqu'elle n'était pas ici, à cet endroit si particulier où elle avait passé des heures avec son père à le regarder s’entraîner ou à apprendre les bases du bull riding, elle passait ses jours voir même ses nuits avec ses chevaux et son chien. Ils semblaient être les seuls êtres capables d'apporter un peu de réconfort à son cœur brisé.
Distraitement, Amalia triturait le bracelet de cuire et d'argent de son père qu'elle portait à son poignet et qu'elle ne quittait plus, lorsqu'elle perçut une présence derrière elle. Son chien releva la tête mais ne bougea pas. Lili n'eut pas à se tourner pour savoir qui arrivait. Elle reconnaissait le son de cette démarche et ne fut pas surprise de voir la silhouette de son grand père venir se profiler près d'elle, une main accrochée à une corde tenant le baril et l'autre flanquée sur sa hanche qu'une ceinture avec une bouclé énorme ornait.
- Quoi ? finit-elle par dire lorsqu'elle en eu assez qu'il la dévisage sans rien dire.
- Ça va durer encore longtemps Lilibelle ?
- Je t'ai déjà dit de plus m'appeler comme ça putain !
- Aux dernières nouvelles c'est le nom que ton père t'a donné.Non sans déconner ?! Merci Captain Obvious !
Enfin ça si elle le pensa très fort, elle s'abstint de le faire remarquer... Iram Rankin avait beau être âgé, en bon ancien militaire qu'il était il ne fallait pas le chercher et Lili l'avait compris dès son plus jeune âge !
Toujours est- il que c'était précisément pour ça qu'elle ne voulait plus jamais entendre ce prénom ! Parce qu'il venait de son père... Et que plus aucun homme jamais ne prononcerait ce prénom. C'était le dernier mot qu'il lui avait soufflé avant qu'il ne meurt entre ses bras et il serait la seule voix qu'elle entendrait à jamais le dire. Personne ne lui volerait ce souvenir.
Puis... c'était trop douloureux. Car chaque fois elle était forcée de se rendre compte que plus jamais elle ne l'entendrait l'appeler ainsi. Si elle ne pouvait plus l'entendre de sa bouche, elle ne l'entendrait de celle de personne d'autre...
- Fous-moi la paix, soupira-t-elle avant de se lever pour regagner les écuries où elle se laisserait déprimer un peu plus au chaud.
Mais visiblement cette fois, son grand-père n'était pas décidé à la laisser le fuir une fois de plus. Il la saisit par le bras et la ramena face à lui, répétant sa question :
- Ça va durer encore longtemps ?
- Je fais mon deuil okay ?! aboya-t-elle.
- Non tu ne fais pas ton deuil, tu te laisses dépérir.
- Désolée de souffrir plus que toi !
- Arrête ça tout de suite Lili. Tout de suite. T'as perdu ton père, mais j'ai perdu mon fils.Iram ne levait pas la voix, mais il n'avait absolument pas besoin de le faire. La jeune fille détourna son regard tout en mordant l'intérieur de sa joue, sentant la colère autant que la douleur la brûler de l'intérieur.
- Ça ne peut plus durer. Ça va faire un an et tu fais plus rien de ta vie. Tu crois que je ne sais pas que tu ne vas plus en cours ? Et tes examens dans tout ça ? Et ton diplôme ? Qu'est-ce que tu dis ? lui demanda-t-il lorsqu'elle baragouina dans sa barbe.
- Je dis que je m'en cogne d'un diplôme ! Je vais reprendre le ranch de toute façon !
- Non.
- Quoi non ? Bien sûr que si ça a toujours été le plan !
- Le plan, c'était que tu finisses au moins le lycée. Je veux pas de toi ici comme ça tu n'aides personnes et toi encore moins. Tu crois qu'il aimerait te voir comme ça ?
- Bah si il est pas content qu'il vienne m'engueuler ! cria-t-elle un peu trop fort en regardant vers le ciel, comme si elle défiait son père de revenir juste pour lui dire ses quatre vérités et lui secouer les puces...
- Lili...
- Putain mais on dirait que tu t'en fous ! Que la vie continue et que ça fait rien ! Tu parles comme si il était...!
- Mort ? Il l'est et te comporter comme tu le fais ne changera rien et ne le fera pas revenir.
- FERME-LA GRAND-PÈRE !Une larme roula sur sa joue. Une larme qu'elle chassa si fort que sa joue rosie instantanément sous l'impact de sa main alors qu'elle tremblait de tout son corps en faisant face à son grand père qui cherchait à la tirer de son mutisme, ce que visiblement il parvenait à faire avec brio.
- Je refuse de te laisser comme ça plus longtemps. Je t'ai laissé assez de temps. Tu ne me laisse pas le choix gamine.Elle haussa un sourcil, suspicieuse. Quoi ? Qu'est-ce qu'il allait faire ? Si il pensait lui faire peur...
- Dans deux jours je t'emmène t'engager dans l'armée. Prépare ton baluchon.
- Qu... Quoi ?! manqua-t-elle s'étrangler avant d'éclater d'un rire sarcastique.
T'es pas sérieux, qu'est-ce que tu veux que je foute dans l'armée ?! - Quelque chose de ta vie.
- J'irai pas !
- Oh que si tu iras. Je ne te posais pas la question et j'ai déjà passé les coups de fils nécessaires. Me regarde pas comme ça. Je ne t'abandonne pas c'est pour ton bien.
- Tsss ouais c'est ça... Je devais rester ici ! Gérer le ranch avec toi et p... et...Que c'était dur de prononcer ce mot... Il lui vrillait les entrailles chaque fois qu'elle réalisait que derrière ce mot il ne restait désormais plus qu'un fantôme...
Son grand-père n'était pas un monstre. Il était dur, intraitable car ancien militaire et de la vieille génération, mais il aimait sa petite fille au delà des mots. Il voulait simplement ce qu'il y avait de mieux pour elle et il sentait au plus profond de lui que l'Armée lui serait bénéfique. Elle allait râler, se rebeller, mais ça canaliserait sa colère qu'elle contenait en elle depuis trop longtemps et l'aiderait à la combattre autant qu'à l'évacuer. Elle aurait des lignes de conduites à suivre. Elle errait totalement depuis la mort de son fils Robin et elle avait besoin de nouveaux repères. Elle n'avait jamais été très disciplinée et avait toujours eu un peu de mal à plier sous les directives par conséquent elle finirait sans doute plus d'une fois au trou, mais elle était intelligente. Femme dans un métier d'hommes elle devrait s’entraîner plus fort et se battre plus dur que tous les autres. Elle finirait par tirer le bénéfice de tout ça. Il comptait sur son esprit combatif et déterminé pour refaire surface et la tirer hors de cette tempête de laquelle elle semblait ne pas être capable de se libérer.
- Je veux que tu vives. Que tu voyages et que tu apprennes. Si quand ce sera fait tu décides que ta vie est ici, je t'accueillerai à bras ouverts. ******************
Comme son grand père s'y était attendu, Amalia avait fait la gueule et crisé durant les deux jours ayant précédé leur voyage... Elle avait eu du mal à dire au revoir à son chien et aux chevaux, mais plus que tout, un horrible pincement lui avait broyé le cœur lorsqu'elle était allée sur la tombe de son père afin de lui raconter le coup bas que Iram osait lui faire. Elle lui avait promis de revenir le voir à chaque date de l'anniversaire de sa mort quoiqu'il lui en coûte, puis avait embrassé la pierre avant de rejoindre le pick up d'un pas traînant.
Les heures de routes avaient été longues jusqu'à l'école militaire. Lorsqu'ils en avaient foulé les couloirs, son grand-père avait été salué à maintes reprises avec le plus grand respect. Chouette... Parce qu'il était un genre de star ici en plus ? Joie, chance et bonheur !
Il l'avait présenté, puis après des adieux plus tristes qu'elle n'avait voulu l'admettre, Iram était reparti, la laissant seule face à sa nouvelle vie.
Sur le registre des nouvelles recrues, la jeune femme signa "Amalia", son deuxième prénom. C'était ainsi qu'elle voulait qu'on l'appelle désormais. Le premier jour, elle observa beaucoup et ne se mêla pas vraiment aux autres cadets.
Il n'y avait que très peu de filles ici et elle sentait que les garçons la dévisageaient énormément... On l'affilia à une section, puis on montra les locaux à elle et son groupe ; dortoirs, réfectoire, gymnase, tout y passa, avant qu'une bonne nuit ne leur fut souhaiter. On la leur souhaita pleine de repos, car au lendemain les choses sérieuses commenceraient !
Dès le matin, Amalia eut du mal à se faire à la psychorigidité de ses supérieurs. Non mais sérieusement qu'est-ce que ça pouvait leur foutre que son lit soit fait au carré ? Puis c'était quoi faire son lit au carré putain ? Franchement elle allait se recoucher dans le soir même ! Chez elle, elle avait une couette ! Elle la rabattait et hop c'était plié ! Ils s'emmerdaient pour rien franchement !
Elle répondit bien sûr ! Son chef de dortoir laissa passer pour cette fois car c'était le premier jour et qu'elle ne devait pas être en retard au premier rassemblement avec le Capitaine, mais il la prévint néanmoins qu'elle ferait mieux de ne pas y être reprise. L'insolence et l'insubordination ici, ça ne passait pas.
Le pauvre serait encore déçu quelques fois avant qu'elle ne prenne le pli...
Son fichu lit au carré fait, habillée tirée à quatre épingles et le ventre plein, la jeune femme suivit son groupe jusqu'à un terrain d'entrainement où on leur dit de s'aligner en rang d'oignons. Ca allait être ça tous les jours ? Ça allait être sympa... Elle en avait pour combien d'années déjà dans ce bordel ?
Ses yeux bleus partout, elle observa attentivement lorsqu'elle vit un homme assez élancé s'avancer vers eux. Ok il était flippant. Le cliché physique parfait du militaire despotique avec sa mèche, ses cheveux rasés sur le côté, son visage anguleux et ses prunelles d'un bleu plus froid que l'acier. La jeune femme déglutit mais ne le lâcha pas du regard lorsqu'il prit la parole :
- Bonjour à tous. Je suis le Capitaine Ditter. Ditter... Ditter... Faudrait qu'elle lui trouve un petit surnom marrant pour l'intimité.
- Pour vous ce sera " Mon Capitaine" c'est reçu ?
- Oui mon Capitaine ! répondirent en cœur les futurs soldats qui l'entouraient.
Amalia elle, resta muette. Elle analysait. Elle qui avait toujours vécu dans un univers trop plein de liberté au milieu de l'immensité de l'Arizona, se retrouvait soudain entre des murs d'enceinte dans le monde très stricte de l'Armée. Le changement était drastique pour la jeune femme à peine âgée de 19 ans et ça l'oppressait légèrement.
- Bien. Je serai votre chef de section. Sachez que pour l'instant si vous êtes 50 pions, - pions ? sérieux ?
- à la fin du stage, au moins la moitié sera repartie chez leur mère.
- Tssss ! ne put-elle se retenir de sourire avec ironie, même si la "blague" ne pouvait faire rire qu'elle seule.
Une chance qu'elle n'en avait pas chez qui retourner dans ce cas !
L'avantage d'être orpheline, hein ? Merci pour la faveur les parents ! Pourtant son propre sarcasme ne parvint pas à l'amuser bien longtemps. Lili se crispa et serra un peu plus ses poings alors que dans sa poitrine, son palpitant commençait à s'affoler.
Elle était tellement pleine de rage en elle... Ça la consumait littéralement... Elle était une âme blessée et en colère et elle peinait à faire face à la violence de tout ça lorsque ça la saisissait.
- Je compte sur vous pour me montrer que vous êtes des hommes. Lili serra ses poings contre ses cuisses à s'en planter ses ongles dans ses paumes.
J'en profite pour vous dire mesdames, qu'aucun traitement de faveur ne vous sera accordé. Je dirais même que vous devrez en faire 10 fois plus que les gars. La jeune femme leva les yeux au ciel avec une nonchalance qui lui échappa et crispa sa mâchoire. Le contraire l'eut étonnée... En même temps le speech était un peu superflu quant à cette partie là... C'était écrit sur la tronche de Ditter qu'il allait vouloir les faire trimer ! Ça devait être son délire sadique perso, mais Lili refusait de se laisser impressionner. Son esprit de contradiction était aussi bien son pire défaut que son meilleur atout.
Elle perçut cela dit un énième regard de bais sur elle et rendit l'œillade à son voisin qui la toisait de bas en haut. Elle l'avait déjà surpris à faire ça hier et encore pas plus tard que ce matin. Il avait un problème lui ? Ok elle était petite et alors ? Elle en ferait 20 fois plus que lui si il le fallait ! En tout cas il commençait à la gonfler à insister comme ça et elle perdit patience :
- Bon ça va maintenant tu veux quoi à me regarder comme ça ?! Je portais sans doute déjà des ballots de paille à la main à travers la pampa que tu découvrais tout juste les joies de la branlette alors lâche-moi ! Des rires incontrôlés fusèrent dans les rangs alors que la jeune femme défiait son opportun de son regard incandescent, prête à en découdre si il le fallait, le cri du second du capitaine hurlant son nom afin de la rappeler à l'ordre lui passant totalement au dessus.