Félix * Mourir d'ennuie ou ne pas mourir, telle est la question

L'ennuie mortel, phénoménal. En ce mardi d'avril qui suit Pâques et le traditionnel gigot d'agneau, si le musée est ouvert, il n'accueille pas foule et les guides ne sont guère sollicités pour une visite des lieux. Victoria pousse un soupir en adressant un nouveau regard à Emmerich à la réception, de l'autre côté de la pièce. Un échange de regard qui en dit long sur leur état d'esprit à tout les deux. Alors qu'elle se sent toujours ici comme un poisson dans l'eau, aujourd'hui la belle est lassée. D'autant plus que dehors la grisaille a déjà amoindris son moral quand elle est arrivée, alors que le printemps peine encore parfois à pointer son nez. Les examens qui approchent n'arrangent sûrement pas les affaires du personnel et le nombre de visiteurs dans la bâtisse alors que les scolaires ont désertés les lieux aujourd'hui.

Nouveau regard de Victoria sur son téléphone pour avoir l'heure et répondre à un sms d'une amie qui annule leur rendez-vous au restaurant en soirée, à cause d'une bronchite qui la clou au lit. Mauvaise idée. Un visiteur qui recule sans douceur pour mieux admirer une œuvre et la belle est bousculée avec la délicatesse d'un éléphant dans un magasin de porcelaine. Elle sursaute en même temps que son téléphone échappe à ses mains et elle essaie de le rattraper tant bien que mal. Mais sans succès. L'écran est noir, quand elle regarde l'appareil et elle a beau essayer de le rallumer, l'engin reste muet. Son agacement monte d'un cran pour atteindre un stade phénoménal et ses yeux lancent des éclairs pendant de longues minutes.

L'heure de la pause, enfin. Victoria s'empresse de quitter la salle presque vide en emportant avec elle son téléphone mort, pour se glisser dans la salle du personnel où un panier de chocolat trône, débordant d'œufs, de lapins[/u] et de cloches en cacao. La demoiselle en prend un et allume la machine à café pour se préparer une tasse avant d'aller allumer le poste de radio, sans reconnaître la chanson qui passe.  Elle prend sa tasse et danse légèrement en rythme sur la musique mais pousse un cri en se prenant les pieds dans des fils qui traîne. Parce qu'elle tombe de tout son long, Victoria et elle pousse un juron, comme elle aurait put se faire bien mal entre la chute, son café chaud répandu sur le sol et les éclats de la tasse brisée. Ce n'est pas son jour décidément et la jeune femme peste comme elle nettoie son bordel avant de faire couler un autre café et s'installer à la table, en pensant qu'elle fera moins de bêtises ainsi. Avant qu'elle n'atterrisse à l'hôpital au lieu de reprendre son service, sait-on jamais.

La porte s'ouvre sur la silhouette de Félix qui prend sa pause à son tour, de toute évidence et Victoria lui adresse un petit signe de la tête, alors qu'il vient ainsi mettre un terme à sa solitude. Papoter un peu lui fera du bien. Tout en lui permettant d'oublier qu'elle passe une journée des plus désagréables. [i]Elle prend le panier de chocolats, qu'elle dirige vers l'homme pour lui en offrir.[/u]

«- Enfin libéré ? Tu veux un chocolat ?»

Le jeune homme qui entre accepte avec plaisir le chocolat offert par la demoiselle, en soulignant le manque d'affluence comme il s'installe face à la jeune guide. Difficile de ne pas le remarquer, les lieux sont presque désert aujourd'hui et l'humeur de Victoria en prend un coup. D'autant plus que pour elle, le manque de chance a décidé de la poursuivre en cette journée, entre son téléphone cassé et sa chute où elle aurait put se faire mal. Ce n'est clairement pas sa journée.

«- Oui c'est tellement horrible quand c'est comme ça !» commente la jeune femme. «Heureusement ça n'arrive pas souvent en soit mais quand c'est comme ça, on a qu'une envie, c'est de rester en salle de pause, en espérant que le directeur va nous libérer plus tôt.»

La demoiselle ne compte pas retourner en salle d'exposition dans les minutes qui viennent, loin de là, et songe à simplement rester ici en attendant qu'il y ait plus de choses à faire, ou qu'elle puisse rentrer chez elle. Et lui, alors, qui pourrait sûrement être en train de réviser ses leçons, avancer son travail universitaire, au lieu d'être coincé ici pour des prunes, alors qu'il n'y a rien à faire. La jeune femme compatit, ce doit être terriblement agaçant, vraiment.

«- T'as pas trop d'examens en ce moment ou de choses à réviser ça va ?» interroge la demoiselle.

La brune se souvient qu'à l'époque où elle était aux études, ça l'agaçait prodigieusement de perdre un temps précieux à ne rien faire, alors que ce temps aurait put servir à ses révisions ou ses dossiers à rendre, voire à la réaction de dissertations à rendre aux professeur au moment des travaux dirigés. Un étudiant a toujours plein de pain sur la planche, et n'apprécie généralement pas la perte de temps.

«- J'avais toujours tellement de choses à faire à mon époque... que c'était insupportable de perdre du temps comme ça. Je crois que je serai devenu folle à ta place.» confesse la demoiselle.

Parce qu'il doit s'ennuyer ferme Félix. Tout autant qu'elle, d'ailleurs. Et pour passer le temps, comme souvent quand on s'ennuie, elle tend la main vers le panier de chocolats pour en prendre un.

Pour un peu, Victoria s'enterrerait dans cette salle de pause, pour n'en sortir que lorsqu'il y aura du travail, dehors, alors que le fait d'être debout à ne rien faire, en position statique, lui donne l'impression d'être plus épuisant que le fait de crapahuter dans le musée toute la journée. La brune aimerait bien plus d'activité. Son boulot, elle l'aime, Victoria. Ne pas pouvoir l'exercer, sur le lieu même de son travail, a quelque chose d'incroyablement frustrant, alors. Peut-être bien qu'elle va vraiment restée ici sur cette chaise, en attendant que quelque chose se passe ou qu'ils obtiennent pour certains la permission de rentrer.

«- Tout le monde a un poste bien définis, ce ne sont pas nous qui procédons aux conservations et inventaires, en ce qui me concerne je ne fais vraiment que la visite du musée. Du coup quand il n'y a pas de visiteurs, ou pas de visiteurs qui souhaitent une visite guidée... je suis au chaumage technique !»

Le musée d'Hambourg est grand et il emploie une certaine masse salariale. Des gens avec des postes bien définis, des rôles prévis. Ce sont des intérimaires, souvent, qui font les inventaires sous le contrôle du conservateur et du directeur. La nuit, quand le musée est fermé. Il y a toujours de l'activité ici en fin de compte. Des agents d’entretien, des agents de sécurité... Les œuvres ne sont jamais seules.

«- Je vois. En histoire, les examens étaient assez étalés dans le temps mais c'est surtout que j'avais des oraux pendant les Tds. Enfin on faisait une sorte de dossier de recherche pour chaque période sur un élément et nous devions le présenter par la suite devant la promotion en une heure, avant que le professeur ne fasse une reprise. En troisième année, nous avions les quatre périodes à chacun des deux semestre, je me souviens qu'on était tous pas très loin de la dépression ! D'autant plus que nous n'avions évidemment pas que ces 8 dossiers sur l'ensemble de l'année, on en avait aussi dans nos cours d'options et en histoire de l'art.» explique la demoiselle en se perdant un peu dans ses souvenirs des études et de la fac.

Mais il s'en sort bien lui car comme il le dit il ne sort pas beaucoup en soirée. Ce qui n'était pas le cas de Victoria, loin de là. La brune sortait. Pas tout les jeudi soir non plus mais régulièrement tout de même. Ou elle faisait des soirées chez des amis. Une fois, pendant un stage de fouilles médiévales, les élèves avaient finit par boire de l'hypocras et faire la fête avec le professeur en charge des fouilles, en Italie pendant les vacances d'été. Un grand moment. Elle grimace un peu.

«- Voilà un élève sérieux !» plaisante la brune. «C'était très difficile de maintenir à la fois sa vie sociale et de bonnes notes ! Ma plus grande fierté universitaire !» annonce-t-elle, secouée d'un rire.

La demoiselle secoue négativement la tête lorsque son interlocuteur demande si elle a toujours voulu être guide au musée. Non, pas vraiment. La jeune femme s'est cherchée pendant un long moment, avant de se diriger vers des études d'histoire pour intégrer le musée en fin de compte, mais avant de postuler là, elle ne savait pas qu'elle aurait ce job. Titulaire de sa maîtrise, elle ne savait pas quoi faire avec celle-ci. L'offre d'emploi au musée avait été une aubaine en permettant à la demoiselle de trouver un job et par la même occasion, un moyen de payer ses factures alors qu'elle désirait avoir son indépendance, quand elle avait atteint la fin de ses études. Comme toute demoiselle normale à l'approche des quasi vingt-cinq ans.

«- Non pas vraiment, pendant longtemps je ne savais pas ce que je voulais faire de ma vie. Du coup je suis allé en littérature avant de m’orienter vers l'histoire et quand j'ai finis mon master, le musée recrutait. C'était l'opportunité du moment et j'ai donc postulé, mais jusqu'à ce moment, je n'avais pas prévu de devenir guide non. Après je ne m'en plein pas, j'aime bien ça.»

Mais elle préfère la sculpture, qu'elle pratique dans le plus grand des secrets d'une part et qui d'une seconde, permet rarement de vivre. La brune est raisonnable, considérant qu'elle ne peut probablement pas vivre de son art, elle sait bien qu'elle a besoin d'un job classique pour payer ses diverses factures. D'autant plus qu'elle n'assume pas le fait de faire de la sculpture, qu'elle ne dévoile à personne, hormis ses meilleur.e.s ami.e.s. Mais elle n'a pas assez confiance dans ses créations pour en parler à qui que ce soit d'autre. Cette après-midi, elle n'en dira rien non plus à Félix, de cette passion.

«- Oui on ne se rend pas compte quand on y est pas mais tout le monde n'a pas les épaules pour assurer des études universitaires avec tout le boulot qu'on nous donne. Après le master est encore pire entre les concours et le mémoire qu'il faut rendre à la fin... Franchement je te le dis, je ne suis pas fâchée que mes études soient dernière moi car ce n'était pas non plus la meilleure période de ma vie. Tout le monde dit que ce sont les meilleures années de la vie mais je ne trouve pas, elles sont trop stressantes. Enfin elles l'étaient pour moi en tout cas ! D'autres peuvent les vivre peut-être plus facilement. Oui c'est vrai que faire quelque chose qui nous plaît aide à tenir le rythme, sinon on craquerait je pense.»

Elle avait eut le tord de vouloir maintenir une vie sociale aussi, si bien qu'en plus de ses études, la demoiselle essayait de sortir et profiter de sa jeunesse, profiter de ses amis. Si bien que mener tout cela de front avait été très compliqué. Mais le plus important était d'en être venu à bout. Lui avait été nettement plus sage que la jeune femme.

«- J'espère pour toi, tout de même ! La vie ce n'est pas que le travail non plus.» assure la demoiselle. «Je te souhaite d'avoir réussit mais il n'y a pas de raison, si tu as travaillé, pour que ce ne soit pas le cas.»

«- Oui, j'aime assez ça. Surtout la période antique, en ce qui me concerne. Je sais que tout le monde est plus ou moins sensible à certaines périodes et c'est le médiéval, que j'apprécie le moins, je crois...» acquiesce la demoiselle sur l'intérêt de l'histoire, avant de reprendre la parole pour le questionner un peu. «Quelle est la période qui t'intéresse le plus toi ? Voire les sujets précis qui ont des faveurs ?»

Victoria est fan, pour sa part, de la Grèce antique. De la croyance de ces hommes du passé. Les spartiates et leur entraînement rigoureux. Les Athéniens et leur démocratie qui inspire, aujourd'hui encore, les civilisations modernes. Ces deux grandes cités ennemis de l'antiquité défoulent aujourd'hui encore une certaine passion. Un mythe se dégage de leurs noms. A penser aux spartiates, la jeune femme a toujours une pensée pour la bataille des Thermopyles et la sculpture qui se dresse sur les lieux de la bataille, à présent. Cette phrase, qui demande au passant d'aller dire à Spartes qu'ici ses enfants sont morts pour obéir à ses lois, Victoria la trouve oh combien touchante. Oh combien triste. Ces grecs et leur sens inégalé de la sculpture. Ces merveilles qui ont traversés les siècles et qui la fascinent aujourd'hui.

«- Oui, la passion aide à tenir, quand on fait quelque chose qui nous plaît vraiment. Mais parfois, quand-même, on est vraiment pas loin de craquer. Surtout qu'on aime pas toujours tout les aspects du cursus, mais que l'on est bien obligé de es suivre tout de même parce que personne ne peut suivre des études à la carte, hormis en étant auditeur libre mais il n'y a pas de diplôme à l'arrivée, donc aucun intérêt pour l'avenir. Mais ce serait bien, quand on y pense, de ne pas étudier des choses qui ne nous intéressent pas, pour approfondir au contraire ce dont on aura besoin plus tard. Un enseignement à la carte, vraiment ciblé... Ce serait absolument parfait.»

Mais la vision de la demoiselle est quelque peu utopique et elle sait fort bien que cela n'arrivera jamais. Qu'une telle chose n'est pas possible. Trop difficile à mettre en place, trop contraignante. Alors on s'encombre de ce qui ne nous plaît pas, on se force à étudier. Trop de travail à faire, trop de dossiers à réaliser, d'examens qui s'annoncent. La vie d'étudiant est plus stressant que certains ne le pensent. Il faut être allé aux grandes études, pour le comprendre. Avoir déjà poussé la porte d'une université. Alors elle comprend ce qu'il vit elle. Parce que la brune est déjà passée par là.

«- Oui j'imagine... Mais il ne faut quand-même pas se focaliser uniquement sur ça quand-même. Moi je serai devenue folle, je pense, si je n'étais pas sortie. Parce que mine de rien, ce serait mettre sa vie entre parenthèses pendant longtemps.»