Elisha n’arrivait pas à y croire. De tous les bistrots de Hambourg, il avait fallu que, tout juste rentrée d'Autriche, elle se fasse embaucher précisément dans le restaurant où travaillait son ex. Comme si leur histoire, la fin de celle-ci en tout cas, ne lui avait pas fait suffisamment de mal et qu’il fallait vraiment venir remuer le couteau dans la plaie. Comme si elle était capable de supporter de le voir aussi souvent, considérant ce qui s’était passé. Considérant la manière dont il l’avait traité.

Elle pouvait comprendre qu’il ait besoin de temps, d’être avec sa famille. Elle n’avait rien dit quand il avait eu de moins en moins de temps pour elle, essayant seulement d’être elle-même présente pour lui dans ces moments terribles, d’une violence qu’elle ne pouvait que s’imaginer. Elle avait fait de son mieux pour l’aider, le soutenir et elle pouvait comprendre que ça ne soit pas évident. Mais qu’il la quitte comme il l’avait fait, sans plus jamais répondre à ses messages, ses appels, quand elle s’inquiétait pour lui ? C’était plus compliqué à digérer.

Elle n'avait jamais anticipé le tourbillon d'émotions qui l'attendait en revenant dans cette ville, qu'elle avait quittée il y a deux ans. Après avoir passé du temps à Vienne pour s'immerger dans de nouvelles expériences et se reconstruire, elle avait enfin pris la décision de revenir, sa famille lui manquant bien trop mais… Elle n’avait pas imaginé tout ce que ça impliquait vraiment que d’être de retour en ville. Tout ce qu’elle risquait. Comme il y a quelques jours, en retrouvant Mathias. Comme aujourd’hui, dans ce parc, en apercevant la silhouette de Ralph.

Un instant, elle pensa à presser l’allure et fuir, faire comme si elle ne l’avait pas vu. Simplement presser le pas et rentrer chez elle. Mais quand le regard de Ralph croisa le sien, elle sut que c'était foutu. Elle s'immobilisa alors, incertaine de la réaction à adopter, sentant tourbillonner en elle la colère de l’abandon que son frère lui avait fait ressentir et les blessures qu’il lui avait infligées. Ralph, bien sûr, n’y était pour rien. Elle le savait parfaitement. Mais le voir ne faisait que lui rappeler ces moments et… C’était compliqué. Trop d’émotions pour un retour en ville bien trop frais.

"- Salut Ralph…" finit-elle par dire au bout d'une longue minute de silence. "Ça va ?" demanda-t-elle.

Le moins qu’elle pouvait dire, en arrivant devant lui, en entendant sa réponse, était que Ralph Braun avait l’air bien moins sympathique maintenant qu’à l’époque. Il faut dire qu’en ce temps là, elle était encore la copine de longue date de son frère. Maintenant… Il se comportait avec une inimitié telle qu’on aurait pu croire que c’était elle qui avait planté Mathias. A moins que, maintenant que son frère l’avait lourdé, il n’en avait, comme ce dernier, juste plus rien à foutre. Ce n’était pas impossible. Elle n’était pas certaine d’avoir vraiment connu les Braun à un moment donné, finalement. Ce qu’elle découvrait d’eux aujourd’hui contrastait nettement à l’image qu’elle avait en ce temps-là, qu’elle s’était faîte.

Elle pince ses lèvres l’une contre l’autre face à la froideur qu’il lui adresse et à laquelle elle n’est pas habituée, pas venant de lui. Peut-être qu’elle aurait mieux fait de passer son chemin, finalement, de faire comme si elle ne l’avait pas vu. Ça lui éviterait de se retrouver dans cette situation gênante, à avoir voulu être bien trop polie.

Au moment où elle s’apprête à demander trop franchement, à fleur de peau, ce que les Braun ont tous à se comporter comme de parfaits connards, sa sensibilité exacerbée par son retour en ville, par les évènements qui bouleversent celui-ci, il lui coupe l’herbe sous le pied en affirmant qu’il fait aller. Elle s’attendait à un ça va poli, courtois, sans plus, quelque chose qui aurait coupé court à sa demande et leur aurait permis de retourner à leurs deux vies mais… un “on fait aller” ? Un on fait aller ne coupe rien du tout. Un “on fait aller” ouvre un certain champ des possibles. Un “on fait aller” titille évidement sa compassion naturelle, son empathie. Elle presse de nouveau ses lèvres l’une contre l’autre, semblant hésiter, avant d’abdiquer. Bien sûr, elle n’est pas spécialement la personne avec qui il doit avoir envie de parler de ses tracas mais… Au moins aura-t-elle proposé. Elle pourra avoir sa conscience pour elle.

"- Qu’est-ce qui t’arrives ?"

"- Oh… Je vois…"

Une journée sans, c’est tout. Comme s’il allait vraiment lui dire ce qui ne va pas dans sa vie, alors qu’ils ne se sont pas vu, pas fréquentés, depuis des mois. Depuis le décès de sa mère, en fait. Depuis que Mathias a décidé de rompre tout contact avec elle, comme s’ils n’avaient rien vécu, comme s’ils n’avaient aucune importance. Il a expliqué ses raisons, il y a peu, enfin, mais ça ne passe toujours pas vraiment. Comment oublier les torts ? Comment oublier le mal ? Cette douleur qu’elle avait connue et qui avait nourrit son cœur, qui avait pris de l’ampleur dans sa poitrine ?

Non, bien sûr que Ralph ne va pas, aujourd'hui, lui raconter ce qui se passe, ce qui le tracasse. Il n'a aucune raison de le faire. Ils ne sont plus rien l'un pour l'autre. Bien sûr, il fut un temps où ils étaient beau-frère et belle-sœur, quelque chose comme ça, mais aujourd'hui ? Il n'y a plus rien. Plus que le vide, la frustration, la rancœur. L'incompréhension, aussi. Peut-être qu'ils pourraient simplement en rester là tous les deux, alors. Qu'elle pourrait s'éloigner, suivre son chemin et le laisser tranquille. Mais au lieu de ça, il lui désigne un banc, comme pour l'inviter à le suivre. Elle lève un sourcil. Est-ce qu'il souhaite vraiment lui parler ? Est-ce qu'il souhaite vraiment une discussion ? Comme si de rien n'était ? Pourtant, il vient de l'accueillir plutôt froidement. Alors pourquoi ? Pourquoi est-ce qu'ils parleraient tous les deux ? Qu'est-ce qu'ils ont à se dire ? Sûrement pas grand-chose. Sûrement plus rien.

Mais ça n'empêche pas le jeune homme de se lancer, de se jeter à l'eau, de commencer à la questionner. De souligner qu’elle est de retour en ville, alors qu’aux dernières nouvelles, elle était à Vienne. C’est vrai. Aux dernières nouvelles. mais les choses changent, parfois. Ils ne devraient pas s’en étonner. La relation qu’ils entretenaient aujourd’hui en était la preuve même. Il y a encore trois ans, ils étaient presque de la même famille. En un sens. Aujourd’hui ? Plus que deux étrangers.

"- Ma famille est ici." rappelle-t-elle. "Ils me manquaient."

Alors elle était revenue en ville. Bien sûr, elle ne s’était cependant pas attendu à ce que ce retour soit aussi chaotique, alors même qu’Hambourg était une ville relativement grande.

Logique, oui. Elle avait eu besoin de revenir auprès de sa famille, après être partie plus d’une année à Vienne. Non pas qu’elle ne soit pas du tout revenue entre temps, elle avait bien sûr profité de ses vacances pour cela, pour revenir auprès de ses proches, mais avec le peu de semaines de vacances qu’elle avait par an, elle ne les voyait pas suffisamment. Elle avait eu besoin de revenir, de retrouver ses racines, de revenir auprès de ses proches, de ceux qui l’avaient toujours soutenue. Et puis elle ne pouvait pas vraiment fuir la ville toute sa vie. Elle allait mieux aujourd’hui. Un peu. Au moins suffisamment pour pouvoir revenir en ville. Elle l’avait au moins espéré. Evidemment, elle ne s’était pas attendu à recroiser Mathias si vite après son retour. A croire qu’Hambourg n’était définitivement pas si grande qu’elle le pensait.

Et puis Hambourg est chez elle et Mathias ne peut pas lui prendre ça. Même si elle avait eu besoin de changer d’air à un moment donné, frustrée et blessée par une rupture qu’elle n’avait pas voulu et pour laquelle elle n’avait pas eu la moindre explication avant tout récemment, il était évident qu’elle y reviendrait un jour. Ici c’était chez elle. Elle avait profité d’un très bon enseignement, d’une très bonne expérience, dans ce Palace Viennois, mais sa place était ici, auprès des siens. Elle avait pris ce qu’elle avait à prendre, avait pansé ses plaies tant bien que mal, puis elle était revenue.

"- Oui… ça va, ils vont bien."

Mais c’est étrange de parler de ça avec lui, de s’échanger de telles banalités sur la pluie et le beau temps, finalement, alors même qu’ils ne se sont plus vus depuis des années et qu’ils n’ont aucune nécessité d’entretenir de vraie relation. Ils ont suffisamment discuté pour respecter les cinq minutes de politesses, ils devraient maintenant pouvoir retourner à leurs existences respectives. Au lieu de ça, ils conversent de choses insignifiantes, dont elle n’est pas sûre qu’il en ait vraiment quelque chose à faire, au fond. Mais il demande. Parce qu’il est poli. Parce qu’il est gentil.

"- Oh, ouai, j’ai retrouvé assez vite. J'ai eu une place de maître d’hôtel. Au parlament."

Il la comprend la douille ?