Après une grosse matinée de travail, j'entre dans le Burger King, et l'odeur des hamburgers et des frites me met l'eau à la bouche. Mon estomac grogne furieusement. J’avais eu du travail sur une grosse pièce et nous avions fini tard. L’heure du déjeuner était ainsi largement passée et ce n’était pas la boisson chaude que j’avais avalée au réveil, ni le petit biscuit que j’avais avalé sur les coups des dix heures qui m’avaient sustentée. Je ne tarde donc pas à me décider et tapote sur la borne lumineuse, commandant un peu plus que de raison avant de m’avancer vers le comptoir, attendant patiemment mon plateau.

Après avoir remercié l'employé, je trouve une table près de la fenêtre et déballe mon whopper, mordant rapidement dans celui-ci. Les premières bouchées m'apportent une satisfaction totale, apaisant rapidement la sensation de faim qui me tiraille l’estomac. Le burger juteux et les frites croustillantes me mettent de bonne humeur. Enfin… Si on oublie qu’à la table voisine, il y a une bande de gens qui ne semble pas du tout apprécier mon style ou ma présence. J’hausse un sourcil, continuant de mastiquer mon burger alors qu’ils échangent des regards moqueurs et des commentaires qu’ils ne se donnent même pas la peine de rendre un tant soit peu discrets. Pas que j’en ai pas l’habitude, ceci dit. C’est ce qui se passe quand tu sors des codes. Quand tu n'entre pas dans le moule.

"- Il y a un problème ?" finis-je par demander aussi calmement que possible, même si c’est toujours difficile de l’être totalement face aux comportements queerphobes. "Vous concentrer sur votre bande ou vos plateaux, ça vous dis pas ?" proposais-je avant de mordre de nouveau dans mon burger.

Erreur, j’aurais dû m’en douter. On dit que la gen-z est éveillée. Apparemment, ça ne vaut pas pour tous. J’ai à peine ouvert la bouche que la bande hausse le ton, commençant à attirer toute l’attention du restaurant sur eux. Et, par la même occasion, sur moi.

J’aurai évidemment dû me douter que ces énergumènes ne seraient pas sensibles ni à ma question, ni à mon conseil et que, au contraire, j'allais surtout me prendre le retour de flamme. À vrai dire, c'est ce qui se passe une fois sur deux. Il y a ceux qui comprennent qu'ils ont fait une connerie et puis il y a les autres. Il y a ceux qui, tout simplement, continuent de foutre la merde. Évidemment, aujourd'hui, je suis tombé sur ce genre de cas. J'aurais mieux fait de me taire. Je sais pas vraiment ce qui les dérange. Je sais que j'ai un physique plutôt androgyne et que je joue allègrement avec les codes masculins et féminins par alternance, selon mes humeurs, selon tout un tas de paramètres à vrai dire que je ne saurai expliquer moi-même. Ça dépend des jours, tout simplement. Et je ne vois pas ce que ça peut leur faire. Je ne vois pas vraiment en quoi ça peut la déranger. Aujourd'hui, c'est vrai, j'arbore un look plutôt masculin et j'ai aplati ma poitrine autant que possible avec des bandages pour la masquer, la faire disparaître. Et c'est ça qui les dérange ? Mes traits trop fins pour cette allure masculine que je me suis donnée ? Que je sois à l'aise dans la non-binarité ? Dans ma fluidité de genre ? À vrai dire, ça me dépasse. Pourquoi les gens ne peuvent pas simplement s'occuper de leurs affaires et laisser les autres tranquilles ? Est-ce que je suis en train de critiquer leur look, moi ? Y'aurait pourtant des choses à dire sur l'assemblage des claquettes chaussettes ou sur le port de jogging gris pour faire autre chose que du sport. Mais je m'abstiens de toutes remarques. À l'évidence, c'est trop leur demander que de prendre exemple.

Il y a un type qui s'approche, qui pose son plateau devant moi et je le regarde faire, fronçant les sourcils comme il regarde le groupe de jeunes juste à côté. Curieusement, j'ai l'impression de le connaître. Son profil me parle. Ses tatouages également. Pourtant, ce n’est pas moi qui les ai réalisés. Je sais reconnaître mon travail. Je n’aurai pas oublié ça, que j’ai fais l’intégralité de la manche ou seulement un détail de celle-ci. Une aussi grosse pièce, ça ne s’oublie pas.

Il s'installe, commence à manger, et les jeunes semblent se calmer. Parfait. On va peut-être pouvoir manger en paix alors. Mais tandis que je le regarde croquer dans son sandwich, je continue de me demander où est-ce que j'ai bien pu le voir.

"- Merci." dis-je en continuant de chercher.

Tout le monde n'intervient pas toujours, pas forcément, dans ce genre de cas. Les gens sont de plus en plus autocentrés, à vrai dire. De plus en plus à laisser les gens se débrouiller avec les histoires alors… Quand quelqu'un ose agir quand il n’est pas impliqué… Il me semble important de le souligner. Même si ça devrait être la chose la plus normale au monde, de faire front contre l’intolérance. C’est loin d’être le cas.

"- Will" me présentais-je avant de percuter, d’un coup, comme je le regarde encore. "Mais non ! Martinez, le joueur de foot ?"

Il affirme que je n’ai pas besoin de le remercier, que c’est normal et qu’il n’aurait même pas dû avoir à le faire. Il a raison et dans un monde idyllique, ce genre de choses n’arriveraient plus. Il n’y aurait plus d’enfants mis à la porte du domicile parental, non plus, comme ceux que mon ami Sam récupère dans son foyer. Il n’y aurait plus de jeunes qui se suic*dent parce que le poids à porter est trop lourd, parce que certaines personnes ont l’esprit trop fermé, trop étroit. Dans un monde idyllique, on vivrait tous en paix, en harmonie, indifféremment de nos sexes, âges, identité de genre, sexualité… Mais c’est loin d’être le cas. Alors on se bat pour faire bouger les choses, pour faire évoluer les mentalités… Mais la route reste longue, elle reste difficile et surtout semée d'embûches.

"- Les gens interviennent rarement. Beaucoup ne veulent pas s’en mêler, avec tout ce qu’on voit. Ils ne sont jamais sûrs de comment la situation peut évoluer ou dégénérer alors… Disons qu’ils sont sur leurs gardes. Et puis beaucoup sont juste individualistes. L’un des fléau de notre ère."

De grands discours sur les réseaux sociaux, de grandes prises de positions… mais dans la vraie vie, dans celle de l’injustice et de la brutalité, dans celle des comportements violents et inadaptés, la réalité est toute autre. Les gens ne lèvent pas particulièrement le poing pour mettre le holà, pour se battre pour les idées qu’ils défendent en groupe en affichant quelques couleurs sur leurs joues dans ses prides en pensant que ça fait d’eux des alliés. De ces gens-là, on en croise des tas. Des gens qui se donnent bonne conscience un mois par an et qui, le reste du temps, se contentent de rester dans leur coin, comme si de rien était.

Quand je percute l’identité de l’homme en face de moi, je m’étonne. Je ne m’attendais pas franchement à déjeuner avec un joueur de football de l’équipe Hambourgeoise ni ce midi, ni jamais, à vrai dire. Quand on réfléchit aux circonstances de cette rencontre… Cela semble d’autant plus incroyable. D’autant plus improbable. Mais je comprends rapidement que c’est une information qu’il n’a guère envie de voir s’ébruiter. Normal, à vrai dire. Compréhensible.

"- Bon appétit !" lui répondis-je avant qu’il ne me désigne la table derrière lui, des regards de laquelle il me préserve désormais en ayant choisi de s’installer avec moi. "Assez régulièrement, mine de rien. Y’a toujours des cons pour avoir un problème avec la communauté queer. On a tristement l’habitude, j’vais dire. Ça m’fait plus rien à moi. Mais j’pense aux jeunes, j’pense à ceux qui ne sont pas rôdés, qui finissent par… t’sais, choisir de plus supporter tout ça… Et ça, ça m’démonte."

Les gens sont devenus cons et égoïstes. Je fais avec. J'ai tristement l'habitude que les gens n'interviennent pas face aux attaques sexistes, sexuelles, ou queerphobes. Et en même temps, ce n'est pas vraiment leur faute. Ce n'est pas comme s'il n'y avait pas eu des histoires ces dernières années de personnes qui se sont fait planter pour avoir voulu aider, pour avoir voulu intervenir, pour avoir voulu prêter main-forte. Comment reprocher aux gens d'avoir peur ? Comment leur reprocher de s'écraser face à l'adversité, quand on ne sait jamais de quoi la personne en face est capable ? Comment être sûr que la personne qui nous fait face, que l'on voudrait contrer, n'est pas armé ? Qu'elle n'a pas un couteau dans sa poche ou quelque chose comme ça ? On en a jamais l'assurance et je peux donc comprendre la réticence de tout le monde à intervenir. Je sais que moi-même, lorsque je le fais, je prends des risques. Tout le monde n'a pas forcément ce courage.

"- Et en même temps, disons que ça n'est pas sans raison non plus."

C'est tristement vrai. Mais peu importe. Si ce genre de choses arrive souvent ? Alors que je m'apprête à mordre dans mon burger, je suis bien obligé de concéder que c'est le cas. C'est assez régulier. Il y a toujours des imbéciles pour avoir un problème avec ma communauté, avec mon image, avec ce que je renvoie. Avec le temps, je m'y suis habitué. Ce n'est pas plus facile pour autant mais une fois que l'on a pris le parti de savoir que l'on ne peut rien y faire, sinon continuer de lutter, on relativise un peu.

"- Non, c’est sûr. C’est toute une question d’éducation à refaire, c’est exactement ce qu’on fait, ce pour quoi on lutte. J’aime à croire que les prochaines générations seront de plus en plus ouvertes, de moins en moins coincées dans ces stéréotypes qui peuvent briser des vies. Je m’y suis fait avec le temps. C’est pour les plus jeunes que je m’inquiète. Pour les gosses qui font face à ces harcèlements et choisissent de ne plus lutter…"

"- Disons que ça dépend. On est pas gros. Si j’avais trente kilos de plus sur les hanches, je ne suis pas certain qu’ils ne commenteraient pas ou ne feraient pas de réflexions désagréables, à dire qu’il vaudrait mieux prendre des frites, faire du sport et… tout ça. En fait, je pense surtout que peu importe ce que l’on fait, il y aura toujours quelqu’un pour le critiquer. Tout du moins dans l’état actuel des choses." je pousse un soupir en mâchouillant une frite. "En espérant qu’un jour, ce genre de débat n'existe plus…"

C’est pour cette raison que je me bas, que je lutte, de sorte que les gens se foutent la paix les uns aux autres, se laissent être qui ils sentent qu’ils sont, sans les juger. C’est pour cette raison que je milite pour un monde dans lequel nous serions tous libre de vivre sans avoir à nous soucier de ce que le voisin pourra dire de nous, sans avoir à nous préoccuper de ce que les gens font et disent. Mais c’est loin d’être le cas, alors que les gens se mêlent de tout et surtout de ce qui ne les regarde pas.

"- Y’a de ces débats… Pour tout. Des injonctions. Les hommes qui doivent être de vrais hommes, qui doivent être des bonhommes. Les femmes qui doivent être pures, chastes… Sinon elles ne sont pas respectables… Que l’on s’en rende compte ou non, il y a énormément de choses dont les gens se mêlent dans notre société, quand on ne comprend pas ce que ça peut bien leur faire, effectivement. Mais dans une société où on se préoccupe encore de la longueur d’une jupe et où elle fait la vertue d’une femme ou non…"

Ouai, autant dire que c’est pas les droits queer qui vont être à la pointe si, déjà, on crache sur la moitié de l’humanité. Et encore, en Allemagne, on est moins couillons que dans d’autres pays, ça donne le ton. On a au moins eu une femme chancelière quand certains voisins n’ont jamais eu de présidente.

"- En ayant l’hypocrisie de se demander comment on en est arrivé là…"

Je hausse un sourcil comme il reprend la parole, me demandant de ne pas abandonner, tout en songeant que je vais le prendre pour un fou de parler ainsi alors que nous ne nous connaissons pas. Mais ce n’est pas le cas et je trouve au contraire cette bienveillance rafraîchissante.

"- C’est pas mon genre." que je souffle avec un sourire. "En s’engageant. En militant pour les plus extrêmes, en intervenant simplement quand les situations sont à vomir, comme tu l’as fait tout à l’heure. En éduquant autour de soi face aux comportement toxiques." expliquais-je. "On appelle ça être un allié, dans notre jargon. Malheureusement… C’est un combat qui demande pas mal d’énergie."

Parce que des coups d’épée dans l’eau, on en donne pas mal. Parce que les choses n’avancent pas toujours très vite.

Mon regard se perd sur le visage d’Alejandro avec empathie. Je ne comprend que trop bien les émotions qui l’animent, qui me révoltent tout autant que lui. Je n’ai aucun mal à comprendre sa frustration et sa colère face aux jugements extérieurs sur les orientations sexuelles, les expressions de genre, le poids ou le mode de vie des autres. Ces remarques intrusives, ces injonctions insupportables qui pèsent sur les individus, me sont trop familières pour que ces mots ne trouvent pas une raisonnance en mon fort intérieur. Je sais à quel point les normes sociales peuvent être cruelles et restrictives. Je les subis quotidiennement. Alors je comprends oui, je comprends la frustration d'Alejandro, ce désir ardent de vivre sans être constamment scruté ou critiqué pour des choix qui, fondamentalement, ne regardent que la personne elle-même. Je nourris le même espoir.

"- Je ne comprends pas davantage. Mais peu importe ce que les gens font, il y en a toujours pour critiquer sur tout et n’importe quoi. Le poids, les tatouages, le style, l’expression de genre, la sexualité… A croire que ça les regarde, ou que ce serait quelque chose de contagieux et qu’ils risqueraient de devenir “comme ça”."

Je pousse un profond soupir, portant ma paille à mes lèvres pour prendre une gorgée de ma boisson avant de reposer celle-ci tandis qu’il me parle de son expérience passée avec quelques footballeurs, un milieu connu pour ne pas être très favorable aux coming out des joueurs. Comme dans d’autres disciplines sportives. Et je ne sais expliquer, ou comprendre, cet écart de mentalité.

"- C’est ça. Et je pense que certains sont vraiment convaincu qu’ils ont leur mot à dire, au nom de la liberté d’expression…" je grimace.

Un jour, tout ça changera. C’est à nous d'œuvrer à ce changement pour que, dans quelques années, ou dizaines d’années, des jeunes comme nous n’aient pas à subir ce que nous avons vécut nous-même. Pour qu’ils puissent grandir dans un monde où on se foutrait tous la paix, les uns les autres. Bien sûr, ça semble un peu utopique. Je ne serais plus là pour le voir quand ça arrivera. Mais de la même manière que des femmes se sont battus pour les droits des générations à venir, pour que nous soyons autorisés, aujourd’hui, à voter ou travailler, nous sommes le changement.

"- Merci" soufflai-je quand il me souhaite de toujours pouvoir me battre, de garder cette force, avant de reprendre. "Il y a plein de gens “comme moi” tu sais." remarquais-je. "On se fond juste dans la masse." Je lui adresse un sourire. "Mais il y a de plus en plus de monde dans les manifestations ou qui se mobilisent pour faire changer les choses, qu’il s’agisse de concernés ou d’alliés."

"- Probablement parce que l'homme est un loup pour l'homme et qu'il se complaît dans la critique perpétuelle de son prochain."

Ce n'est pas nouveau. L'être humain est imparfait. Parfois, souvent, impitoyable. Beaucoup réclament la tranquillité. De pouvoir vivre en paix. Mais ils ne savent pas offrir aux autres ce qu'ils désirent pour eux-mêmes. Je ne l'ai que trop souvent constaté. Quand on remarque que certaines personnes de la communauté LGBT+ ne sont pas ouvertes concernant les droits d'autres membres de la communauté… parce que l'on peut être gay et transphobe. Ou biphobe. Et tout un tas d'autres phobies impensables que j'avais malheureusement constaté par moi-même. Pourtant, j'avais pensé, fut un temps, que nous poursuivions tous le même objectif, que nous nourrissions tous la même envie de vivre en paix. Et c'était vrai, mais nous n'étions pas pour autant tous prêts à offrir cette même paix, cette même liberté.

"- L'humain est une créature complexe."

Et peut-être même mauvaise par nature. Difficile de croire que tout cela n'était qu'une question d'éducation. Il avait bien fallu que cela apparaisse à un moment donné. Alors quoi, est-ce que les premiers hommes avaient décidé d'être cons ? Non. Mais ils étaient primaires. Alors quelque part, peut-être que c'était simplement dans nos gènes. Et qu'avec le temps, peu à peu, nous avions appris à devenir plus sages. Au moins un peu. Est-ce que tout pouvait réellement reposer sur la simple peur de la différence ? Je ne pouvais l'affirmer. Je n'avais pas cette prétention de si bien connaître l'évolution de ces questions sociétales.

Il faudrait plus de gens comme moi, affirme-t-il. Je n'ai pourtant pas la prétention de valoir mieux que d'autres. S’il affirme que c'est surtout mon ouverture d'esprit et mon contact facile qu'il voulait souligner, je reste convaincu que nous sommes de nombreux “comme moi”. Seulement, nous n'agissons pas tous de la même façon, ni ne nous mobilisons pareillement. Mais nous sommes de plus en plus nombreux. À tel point que les gens cis s’inquiètent de plus en plus, criant bien souvent au wokisme, pour masquer leurs propres insécurités.

"- Un jour peut-être, une génération s’étonnera que l’on ait pu avoir à lutter pour obtenir un droit qui leur semblera si naturel… Nous pouvons lutter en ce sens. Un jour, cela semblera aussi incroyable que cela l’a été pour nous d’entendre certaines histoires sur les cultures ancestrales."

Du moins, je l'espérais.