soda et discussion - Feat. Ralph

La vie reprend doucement son cours. Laissant la douleur vive du départ de Petra faire place à une peine plus profonde, mais mon envahissante. Un vide qui se fait sa place après avoir cessé d'engloutir ce qui se trouvait à sa portée. Le trou noir causer par l'absence a cessé de s'étendre, mais ne se refermera jamais. La routine a repris en même temps que le travail pour l'homme qui a vu une partie de lui mourir en même temps que sa femme.

Après une journée de cours, alors que le week-end pointe le bout de nez, Thorsten rentre chez lui. Il sait que le plus âgé de ses fils de sera pas là ce soir et qu'il n'aura à nourrir que lui-même et le plus jeune. C'est donc un repas pour trois personnes qu'il commence à préparer en attendant que le jeune homme qui partagera sa table arrive.

Le temps de ce début juin étant plutôt chaud, le repas sera quelque peu léger, mais réclamant tout de même une certaine préparation. Il sourit un peu, le père de famille, en entendant son fils ouvrir la porte de la maison et poser ses affaires en le saluant.

- Bonsoir, Ralph… ta journée c'est bien passée ?

Il leur demande toujours, sincèrement intéressé par leurs réponses. Il a toujours mis un point d'honneur à se montrer attentif à eux, à être vraiment un père en quelques sortes. C'est donc pour cela qu'il fait une pause dans la préparation du repas pour venir leur servir deux verres de soda pour s'installer avec lui et écouter sa réponse, pour être présent en somme.

Un pas après l’autre, tu rentres tranquillement vers la maison pour le dîner. Le regard rivé sur le sol, sac à dos sur ton épaule, tu dodelines de la tête, écouteurs plantés dans tes oreilles. Tu ne fais pas vraiment attention au trajet, habitué. Cela fait presque un an que tu as ce boulot, que tu t’y diriges à pied ou en vélo, tu pourrais presque y aller les yeux fermés. Et tu peux revenir chez toi presque en somnolant sur le chemin. Peu conseillé, mais cela t’es déjà arrivé, en faisant des heures supplémentaires au studio. Mais qu’importe. Tu redresses un peu la tête en reconnaissant la façade.

Tu sors ton téléphone de ta poche pour éteindre la musique, retirant tes écouteurs pour pouvoir de nouveau te connecter à ton entourage. Au moins pour pouvoir communiquer avec ta famille pour ne pas faire ton ado un peu dépressif… Même si ta douce période charnière de l’adolescence, tu étais enfermé dans ta chambre à écouter de la musique étrange, selon les dires de ton frère. Tu inspires un peu pour ouvrir la porte avec ta clé, lançant un simple :

- Bonsoir.

Retirant ta veste et ton sac de ton dos. Tu commences à t’asseoir sur un pouf à l’entrée pour retirer tes chaussures et redresses la tête vers ton père en souriant doucement.

- Ça va. On a eu un client bizarre au studio, mais ça va. Et on a failli saigner des oreilles avec mon patron. Je te raconterai plus tard.

C’est tout ce que tu arrives à dire avant de mettre tes chaussons. Tu récupères ton sac pour le mettre dans l’escalier pour le monter après le repas. Tu fronces les sourcils alors que tu passes par la salle à manger pour te laver les mains, voyant seulement deux assiettes.

- Mathias ne mange pas avec nous ?

Il sourit un peu en entendant que son fils aura des trucs à lui raconter en ce qui concerne son boulot au studio. Entendre ses aventures lui rappel quand il parlait de certains collègues avec sa femme. Il est plutôt content de pouvoir faire perdurer cela avec ses fils.

Thorsten le suit un peu du regard en ce posant les verres sur la table et y prendre place alors que Ralph semble remarqué qu'ils ne seront que deux. Il rigole un peu, le père de famille.

- Non, il m'a envoyé un message, il rentrera tard donc on mange juste nous deux, je lui préparerais quelque chose à réchauffer après.

C'est le moins qu'il puisse faire, préparer à manger pour son fils pour qu'il n'est pas à se faire à manger en rentrant à pas d'heure.

- Enfin c'est pas grave, on mangera ensemble demain midi normalement et demain soir. À moins que ce soit toi du coup qui sera absent.

Il lève les yeux vers son gamin et se crispe un peu en voyant qu'il ne semble pas véritablement amusé par son trait d'humour.

- Il se passe quoi mon grand ? Tu n'as pas l'air dans ton assiette…

Tu essuies rapidement tes mains sur le torchon le plus proche pour enfin t’asseoir à table, à ta place que tu occupes depuis que tu es enfant, depuis que vous êtes dans cette maison. Tu attends comme ça la réponse de ton père en te servant à boire tranquillement. Tu lèves un sourcil et serres un peu les dents quand l’explication arrive. Tu bascules la tête sur le côté et hoches la tête en suivant ton père du regard quand il se pose à sa place. Ouais… Ça explique du coup. Tu soupires et baisses la tête, balançant un pied dans le vide.

Ton père essaye de te rassurer comme il peut, te disant qu’il reviendra demain pour le repas de midi. Il tente même un peu d’humour, comme il en a l’habitude. Mais tu n’arrives pas à décrocher un sourire. Non, pas ce soir, en toute vérité et franchise. Tu redresses un peu la tête vers lui et soupires à sa question. Évidemment qu’il le voyait. Il te connaît trop bien pour savoir quand quelque chose te dérange, t’embête, te rend triste ou heureux. Tu souris un peu, commençant à faire le service de l’entrée et fait signe.

- Ca va… J’suis juste un peu crevé... Je crois...

Tu poses un nouveau regard sur la chaise vide. Les deux chaises vides. Tu déglutis un peu et secoues la tête. Déjà, une chaise vide était un peu compliqué à accepter. Mais là... Tu te pinces la lèvre en te servant, regardant ton assiette pleine. Tu attrapes ta fourchette et touilles ta salade plus que tu ne la manges.

- Dit… Tu penses que… Que Mat’ quittera la maison un jour ?

Que tu demandes, comme ça, comme un doute qui existe dans un bout de ta cervelle depuis quelque temps déjà. Depuis quelques jours, semaines… Comme si tu craignais que ce jour arrive depuis la mort de ta mère. Ta question semble alors idiote, parce que oui, cela arrivera… Le jour où il voudra fonder sa famille, vivre avec la personne qu’il aura choisie. Mais cela t’angoisse...

Il s'en doutait, que ce sujet de discussion finirait par arriver sur la table à un moment où un autre. Si son aîné avait retardé son départ de la maison, suite au décès de leur mère, il fallait que cela arrive. Visiblement Ralph sent les changements d'habitude de Mathias tout autant que le père de famille. Il aimerait bien pouvoir rassurer son fils, mais lui et Petra se sont toujours refusé à mentir à leurs enfants. Thorsten ne veut pas aller contre ça et c'est pour cette raison qu'il se redresse un peu, déglutissant rapidement avant de se lancer.

- Il y a une certaine probabilité que ça arrive bientôt, en effet.

Il pose ses couverts sur le bord de son assiette, prenant le temps d'observer la réaction de son fils avant de reprendre la parole.

- Mais tu sais… c'est dans la logique des choses.

Reculant dans sa chaise, il essaye de se souvenir de tout ce qu'il avait prévus de dire lorsque la question serait posée. Mais il a eu beau se préparer, il n'est plus sûr d'avoir pensé aux bons mots.

- Tu sais qu'il ne restera pas indéfiniment, tout comme toi. Ce qui est normal, un peu bizarre pour moi je dois bien l'avouer, mais normal.

Il recommence à manger, finissant doucement son assiette en laissant le temps qu'il faut à Ralph de réfléchir, répondre aux paroles du père de famille. C'est toujours Petra qui avait les bons mots pour ce genre de choses. Alors, Thorsten fait de son mieux, même s'il sait pertinemment que ce n'est pas suffisant.

Probabilité. Ton père vient d’utiliser le mot probabilité pour te répondre. Tu finis de mâcher ce que tu avais en bouche avant de baisser de nouveau le regard vers ton assiette à peine entamée. Tu as comme une espèce de nausée qui te monte d’un coup, une angoisse qui t’arrache le cœur. Tu voudrais rajouter quelque chose, mais tu n’y arrives pas.

- Ah..

Que tu réponds tout simplement, sans trouver d’autres choses qui pourraient te venir en tête. Tu lâches aussi ta fourchette, la reposant à côté de ton assiette, croisant les bras sur la table en soupirant. Tu serres les dents doucement avant d’entendre ton père, confirmant une crainte qui traînait dans ta tête. Logique hein ? Normal ? Peut-être.

- Si tu le dis, papa… C’est… Normal...

Que tu dis doucement, n’arrivant même pas à reprendre ton repas. Tu souffles un peu et te redresses en relevant enfin les yeux, croisant le regard de ton père. Cette journée avait été longue, mais là… Avec cette nouvelle, ça te meurtrit un peu le cœur. Ne pas voir, comme d’habitude, ton frère à la table fait revenir dans ton pauvre esprit tes cauchemars et craintes. Pourtant, tu sais, comme ton père, que c’est ce qui devait arriver. Il a peut-être quelqu’un, il a peut-être envie de fonder une famille à lui, ailleurs.

- Désolé… C’est juste que… Après maman… J’ai un peu de mal à me dire que… Qu’il faut un jour quitter la maison et… Te laisser seul… Donc…

Tu hausses les épaules.

- C’est idiot, je sais bien. J’ai presque trente ans après tout… Mathias aussi. Ce serait logique en effet qu’on parte d’ici, mais… Je ne sais pas...

Quelque chose t’en empêche. Quelque chose qui te bloque. Que ton frère n’a pas et que tu envies soudainement.

La discussion n’enchante pas plus le père que le fils, c’est qu’il n’est pas vraiment heureux de penser au jour où ses fils auront quitté la maison, où il sera seul ici. D’autant que vu les deux phénomènes, c’est pas sûr qu’ils lui feront des petits-enfants rapidement. Peut-être quand il sera vieux, sénile et incapable de s’en occuper ?

Mais ce n’est pas le sujet ce soir et Thorsten ne va pas rajouter cela sur les épaules de son fils. Surtout qu’il explique ce qui le tracasse dans le fait de quitter le domicile familial. Le père de famille vient poser ses couverts pour finalement se redresser.

- Je comprends, Ralph…

Il sourit un peu, voulant se montrer rassurant comme son fils continue de lui dire ce qu’il se passe dans sa tête. Il comprend en effet le point de vue de Ralph, ne pouvant que penser la même chose.

- Tu sais… Tu n’es pas obligé de partir si tu ne veux pas. Mais, ce que je ne voudrais vraiment pas, c’est que tu ne vives pas ta vie pour rester avec moi. Je suis un grand garçon, je m’en sortirai et cela me ferait vraiment mal de savoir que tu te prives pour moi…

Il se lève et vient du côté de la table où est assis son dernier. Il tend alors les bras, voyant bien le mal-être.

- Vient là mon grand...

Il comprend. Bien sûr qu’il comprend. Il ne l’a pas vécu de la même manière, mais il comprend. Il te sourit, tu essayes de lui rendre, comme tu peux, pas comme tu le voudrais, mais tu essayes. Tu te pinces les lèvres en l’entendant parler avant de le voir vernir vers toi. Tu grimaces un peu et tends aussi les bras pour venir dans les siens, cachant ton visage contre lui en fermant les yeux doucement. Tu essayes d’inspirer comme tu peux, alors que les larmes tombent d’elle-même. Toutes ces angoisses, ces peurs et craintes qui essayent de s’échapper. Toutes ces émotions qui s’enfuient dans tes sanglots silencieux.

Tu essayes de marmonner, trouver quoi répondre, mais la vérité est que tu avais juste besoin de ça, prendre ton père fort dans tes bras et savoir que tout ira bien. Que rien ne changera même si tu venais à partir. Tu as besoin de savoir que la famille restera tel quel malgré la distance que vous prenez. Même si, inconsciemment, tu aimerais juste, l’espace d’un instant, retourner vingt ans en arrière. Tu aimerais de nouveau avoir huit ans, l’innocence dans le regard, voir le sourire de tes parents, ensemble, heureux… Ton frère à tes côtés…

Tu aimerais juste le vivre, encore une fois… Une seule fois… Tu secoues la tête et recules pour essuyer tes larmes et essayes de sourire à ton père.

- Pardon, je...

Tu rigoles nerveusement en sanglotant et grimaces. Comment tu expliques maintenant ? Ton coup de blues ? Tes pleurs ?

- Journée compliquée…

Que tu justifies un peu. C’est idiot de pleurer pour ça, que tu penses. C’est idiot de se livrer comme ça, mais c’est ton père, ce n’est pas la première fois qu’il te voit comme ça, après tout, tu peux lui dire ce qui ne va pas, ce que tu as sur le cœur. Comme tu l’as fait juste à l’instant.

- Et ne pas voir Mathias a… Fait tout remonter… J’suis désolé… Je voulais pas… T’inquiéter...

Que tu souffles doucement en retirant les dernières larmes qui traînent sur ta joue.

Certains trouveraient cela bizarre, que Thorsten prenne son fils adulte dans ses bras comme ça. Mais lui c’est plutôt ne pas le faire qui le gênerait. Il a déjà eu des conversations un peu houleuses avec des collègues sur l’âge à partir duquel il faudrait arrêter de couvrir ses enfants. Pour l’astrophysicien, il n’y en a pas. Aussi, longtemps, qu’il vivra, il sera toujours prêt à venir prendre ses fils dans ses bras pour les rassurer, même quand ils auront quarante ans et lui quatre-vingts passé. Cela lui prendra sans doute plus de temps, mais il continuera à le faire.

Restant ainsi en silence, il garde son fils contre lui, le laissant se justifier bien qu’il n’en aurait en fait pas besoin. Bien sûr que les choses ont changé depuis deux ans, leurs vies ont changé, ont pris une voie qu’aucun ne voulait. Mais le plus important, c’est qu’ils restent soudés et qu’ils continuent à se dire les choses comme ils les pensent.

Reculant enfin, Thorsten vient passer sa main sur la joue de Ralph, tendrement.

- Tu n’es pas obligé de te justifier auprès de moi, tu le sais hein ? On a pas encore vraiment parlé tous ensemble de l’avenir… Il serait peut-être temps qu’on se pose pour le faire.

Il jette un rapide coup d’œil aux assiettes avant de venir se remettre à sa place pour venir terminer la sienne. Laissant dans le même temps, Ralph réfléchir à ce qu’il vient de dire.

Tu essayes de revenir à toi, retrouver un peu de contenance pour ne pas de nouveau éclater en sanglots. Tu renifles alors que ton père retire les dernières larmes qui s’accrochent à ta peau. Tu hoches doucement la tête quand les mots résonnent doucement en toi. L’avenir… Quel avenir ? À se demander comment en deux ans vous avez fait, à se demander si vraiment en deux ans vous y avez pensé. Ou alors eux, peut-être pas toi. Peut-être au final, que tu es le seul qui n’a pas encore vraiment avancé, qui n’a pas fait correctement ton deuil malgré tout ça.

Tu soupires en revenant à ta place et hoches la tête. Peut-être qu’il est temps oui. Tu ne veux pas, mais il le faut. Tu regardes ta fourchette que tu laisses à sa place, au milieu de ton repas et essuies ton œil du revers de ta manche. Tu soupires un peu. Tu secoues la tête. Non, pour le moment, ton cœur et ton esprit ne sont pas d’accord.

- Faudrait...

Que tu murmures alors que le temps s’écoule rapidement, que les années passent, que vous êtes encore là à tes yeux bloqués dans une espèce de boucle étrange. Tu te grattes le poignet en soupirant. Tu lèves un peu la tête avant de regarder les portraits plus loin, accrochés aux murs. Tu serres les dents avant d’inspirer.

- Tu crois que… Enfin… Tu sais ce qu’aurait dit Maman ?

Tu baisses les yeux, fronçant les sourcils et secoues la tête.

- Non, oublie… C’est idiot… Elle aurait dit la même chose que toi...

Parce qu’elle aussi était comme ça. À avoir la patience de vous guider lentement pour que vous preniez votre envol au moment le plus propice. Avoir le temps devant vous et lentement quitter le nid. C’est ce que tu penses. Si elle avait été là, la discussion aurait été la même. Tu y crois.

- Désolé.

Que tu souffles doucement, reprenant ta fourchette entre deux doigts tremblants.

Il lui laisse le temps, vraiment, de se remettre de ses émotions et de rassembler ce qu’il voudrait répondre. Mais il se rend compte rapidement, Thorsten, qu’il lui faudra se corriger. Il ne voudrait pas que son fils croie qu’il le jette dehors. C’est que l’astrophysicien commence à le connaître, il sait comment décrypter ses réactions. Finissant son assiette rapidement, il se lève et la pose dans l’évier pour prendre une casserole pour faire chauffer du lait et sort la boîte de cacao en poudre. C’est un petit plaisir qu’il a gardé de quand les garçons était petit.

- Je me suis sans doute mal exprimé. Je ne veux pas que vous partiez, ni toi, ni ton frère. Mais… en effet Maman aurait dit la même chose. Tu peux rester ici le temps que tu veux, ce sera toujours ta maison. Vous partez quand vous voulez et vous revenez quand vous le voulez aussi…

Il se retourne, adossé à la cuisinière, un petit sourire aux lèvres.

- Tu sais, si tu veux, on peut en parler ce soir, ou bien à un autre moment. Je sais bien que les deux dernières années on été chaotique… j’ai fait de mon mieux, mais je n’ai peut-être… sans doute, pas tout vu, pas remarqué certaines chose qui aurait dû me sauter aux yeux.

Du coin de l’œil, il surveille que le lait ne déborde pas et sort deux tasses, ayant laissé le temps à Ralph de finir son assiette lui aussi.