Running cheaper than therapy ♦ ft Harriet

Le matin était sans aucun doute le moment qu'elle préférait entre tous durant sa journée. Ce ne fut pourtant pas toujours le cas. Autrefois, elle se pressait sitôt levée, ouvrait ses mails avant même d'avoir eu le temps de s'habiller, prenait son petit déjeuner dans sa voiture, quand elle prenait un petit déjeuner (et souvent elle se contentait d'un café au choix trop chaud ou trop froid). Son quotidien avait été ainsi durant des années et jamais elle n'avait eu la présence d'esprit de le remettre en doute. Le quotidien de toute working-girl accomplie, s'était-elle si souvent répétée. A présent ses matinées étaient autrement différentes et elle s'étonnait encore parfois de s'éveiller avec le même entrain que la veille.

Ses matins étaient désormais régis par une routine parfaitement bien huilée. Hiver comme été, du lundi au dimanche, rien n'empêchait le réveil de retentir à six heures tapantes. Une aberration pour tous ceux qui la côtoyaient et qui ne comprenait quel plaisir on pouvait trouver à s'éveiller à six heures un dimanche matin. Elle aussi n'y aurait pas cru quelques années plus tôt et à présent cela lui semblait si naturel, qu'elle le faisait sans même y penser. Et jusqu'à neuf heures, heure à laquelle elle quittait d'ordinaire son domicile pour se rendre au studio où elle donnait ses cours, tout son quotidien était chronométré à la minute près. Ce matin-là ne dérogeait donc pas à cette règle.

Après avoir fait quelques postures de yoga et fait le tour du pâté de maison avec Athos, elle enfila une nouvelle tenue, vida d'un trait son smoothie énergisant dont la couleur verdâtre pouvait en rebuter plus d'un, avant de quitter son appartement pour la session footing dont elle ne pouvait pas se passer. Une de ses vieilles « bonnes » habitudes qu'elle n'avait par perdu. La course avait toujours été son échappatoire et ce depuis l'université, quand tétanisée par les examens elle ne trouvait que cette solution pour se vider la tête et penser à autre chose. Et depuis qu'elle avait démarré sa nouvelle vie, ses deux sessions de footing hebdomadaires ne l'avaient pas quittées. Elle ouvrait le studio plus tard ce jour-là et pouvait donc se le permettre. Le sourire aux lèvres, elle prit un bon bol d'air frais, cet air vivifiant significatif des matinées d'octobre, enfonça ses écouteurs au fond de ses oreilles et fila en direction du parc qui se trouvait tout près.

Cela faisait une demie-heure qu'elle courait, sa session n'allait pas tarder à se terminer. Était-ce la fatigue donc ou était-elle trop absorbée par le podcast qu'elle avait mis en fond sonore ? Elle ne saurait le dire. En tout cas le résultat était le même, elle n'avait pas vu le trou qui se trouvait devant elle. Un nid de poule stupide qu'on pouvait aisément contourner à condition d'y faire attention. Ce que précisément elle n'avait pas fait. Elle se sentit simplement déstabilisée et tenta tant bien que mal de se rattraper. L'espoir fut aussi vain que l'effort. En plus de son équilibre, elle avait probablement perdu sa dignité dans cette bataille. L'instant d'après, elle se trouvait donc les quatre fers en l'air, son téléphone échappé de sa poche et un genou et une main sérieusement amochés. Ce matin s'annonçait moins sympathique que les autres...

Dans ses souvenirs, Lukas était un garçon d'une gentillesse et d'une bienveillance sans limites. Ils se connaissaient finalement peu, elle ne l'avait croisé que quelques fois avant son divorce et pourtant le courant était tout de suite passé entre eux. Elle s'était même demandé s'il avait réellement des ennemis tant il était difficile de ne pas l'apprécier. Ce matin-là, elle dut admettre que ses souvenirs étaient assez proches de la réalité. Il semblait réellement soucieux de son état, pas comme tous ces gens un peu trop autocentrés qui se seraient arrêtés pour la forme et aurait fui dès que la situation leur aurait permis. Elle n'avait jamais été comme ça. Malgré les apparences, elle n'avait jamais été égoïste. A tel point que quand il lui fallut vraiment penser à elle, elle s'était sentie obligée de tout faire de travers... Mais ça c'était évidemment une autre histoire... L'égoïsme, l'égocentrisme et l'hypocrisie des gens, elle en avait pourtant l'habitude. C'était cela qui l'avait brisée dans son ancien job. Il lui avait fallu du temps pour s'en détacher et pour revoir enfin ce qu'il y avait de beau et de bon en ce monde. Lukas en faisait partie, c'était indéniable.

Elle ne put retenir un sourire lorsqu'il évoqua la possibilité d'un pansement. Drapée dans sa fierté, elle se persuadait au fond que ce n'était pas nécessaire malgré l'auréole de sang sur son legging et l'éraflure qui lui striait la paume. Mais elle n'était plus vraiment d'humeur à le renvoyer paître. Il ne méritait pas ça. Et elle qui enseignait désormais l'ouverture au monde et aux autres serait un bien mauvais professeur si elle envoyait valser tous ses bons conseils. Lorsqu'elle aperçut les dits pansements, son sourire se mua aussitôt en rire franc et léger. « Au moins je ne passerai pas inaperçue ! » en en prenant un entre ses doigts. Elle l'examina un temps avec un nouveau petit sourire. « Bon sang, je crois que ça fait des années que je n'avais pas aperçu de pansements avec des nounours dessus ! A l'époque, je m'en serais collé partout à la moindre petite chute. » admit-elle en riant. « Mais je suppose que les gosses n'ont pas beaucoup changé. » Ça, elle n'y connaissait pas grand chose, il fallait le dire. Des gosses, comme elle dit, elle en avait pas eu, n'en avait jamais voulu et même ceux des autres venaient parfois à l'indisposer. Elle n'avait rien contre les enfants en règle général, c'était plutôt cette façon insidieuse qu'ils avaient d'investir un foyer harmonieux et de vous vampiriser jusqu'à la moelle qui la terrifiait.

Elle finit par décoller délicatement le pansement et par l'appliquer sur son genou. Il ne couvrait pas complètement la plaie mais au moins cela arrêterait le saignement. « Cela fera parfaitement l'affaire jusque chez moi. Je te remercie Lukas, tu viens de sauver ma journée ! » Elle se chargea alors de sa main dont l’éraflure à la naissance du poignet était finalement plus spectaculaire que prévu. J'espère qu'il ne me faudra pas de points... Elle vint déloger un petit caillou qui était resté collé contre la peau et tenta d'appliquer un second pansement sur lequel cette fois-ci brillaient soleils et arcs-en-ciel. Mais étant droitière, elle galérait un peu avec sa main gauche et vint coller le pansement n'importe comment. Tant pis. « Me voilà comme neuve, je crois. » assura-t-elle alors à l'infirmier. « Et avec bien plus de classe que tout à l'heure ! » lança-t-elle en désignant son genou ensanglanté sur lequel trônait désormais fièrement une armée d'ours en peluche.

Lukas lui assurait qu'il ne voulait pas s'imposer et elle le croyait sur parole. Cet homme était un modèle de gentillesse, la simple idée de déranger devait lui paraître aussi inconcevable que celle de la laisser se débrouiller toute seule après sa petite mésaventure. Paradoxal sans doute. Comme les sentiments qui assaillaient la jeune femme au même instant. Par le passé, elle prenait toujours un grand plaisir à bavarder avec l'infirmier, la plupart du temps autour d'un verre lorsqu'ils se retrouvaient par le biais d'Alexandra. Prendre de ses nouvelles autour d'un café avait donc quelque chose de très tentant. Mais prendre de ses nouvelles c'était avant tout prendre le risque de se replonger dans son passé une fois de plus. On en revenait toujours au même point et cela devenait usant. N'avait-elle pas tout envoyé balader justement pour aller de l'avant ? Et au lieu de cela dès qu'elle en avait l'occasion, elle se lançait dans une magnifique démonstration de rétropédalage. Pathétique... Du nerf ma fille, tu vaux quand même mieux que ça.

Elle tentait de se secouer comme elle pouvait mais c'était plus fort qu'elle. Cette angoisse ancrée à ses chevilles tel un boulet et dont elle ne parvenait pas à se défaire malgré tous ses efforts. Son psy avait finalement raison, après son divorce l'arrêt de sa thérapie avait peut-être été sa plus grosse bêtise. Elle avait encore pas mal de boulot à faire sur elle-même et elle le découvrait chaque jour à ses dépens. Alors, pour se prouver qu'il n'y avait rien de grave, pour se persuader qu'elle fabulait, elle se fit violence pour aller contre son envie de botter en touche. Et présenta ainsi son sourire le plus doux à Lukas qui devait tout ignorer de l'étrange combat intérieur qui se jouait devant lui. « Non, je n'ai rien à faire dans l'immédiat. Mes cours commencent plus tard aujourd'hui. » Elle réfléchit un court instant à la meilleure marche à suivre

« J'habite à deux pas d'ici maintenant, je peux t'offrir un café si tu veux. » Elle se demandait si inviter l'une de ses anciennes connaissances, ami proche de son ancienne belle-sœur en prime, était réellement une bonne idée. Elle n'avait rien à cacher évidemment mais même si cela ne ressemblait pas à Lukas, elle ne pouvait s'empêcher d'imaginer que tout serait analysé, décortiqué et rapporté. Cette fois-ci, elle fabulait réellement. « Je suis censée avoir arrêté le café. » En même temps que les clopes et le Bordeaux... Elle avait d'ailleurs volontairement appuyé sur le mot ''censée'' car là où elle faisait croire à tout le monde qu'elle avait arrêté de fumer, son rapport au café était bien différent. C'était lui qui lui avait permis de tenir et de supporter la vie d'enfer qu'elle s'imposait autrefois. Et lui tourner le dos avait été la chose la plus difficile qu'elle ait entrepris. « Mais il m'en reste toujours quelques dosettes pour ce genre d'événement. » finit-elle par préciser. « Sinon, il y a un café très sympa à l'entrée du parc. Ça te permettra de retourner à ton footing ensuite. Et je t'invite, c'est la moindre des choses après m'avoir si bien raccommodée » ajouta-t-elle avec un léger sourire en agitant la main sur laquelle se trouvait son beau pansement coloré.