AIDEN ♞ Cette fois sera la bonne

Sur une feuille volante, Lysander ne cessait d’écrire puis de raturer des lignes et des lignes de ce qui pourrait ressembler de loin comme de près à une plaidoirie. Coupable, non-coupable, il ne sait plus à la fin s’il se doit se pendre haut et court par les couilles ou se liquéfier sur le sol comme la première des merdes. Il faudrait que cette soirée, qui s’annonce, soit la bonne, celle où il réussira à placer des mots sur sa condition, ses désirs, face à l’homme qu’il aime. Ils approchent de leur onzième anniversaire, ça n’est pas si insignifiant, si ? Bordel, quelle merde. Qu’importe l’ordre des mots, les synonymes usités : rien ne va jamais. La tension monte crescendo dans son sang, lui qui a tendant à oublier ses tendances animales. C’est lorsque l’on toqua à la porte qu’il se montra exécrable, hurlant un sec et sévère :

- QUOI ?!

La pauvre stagiaire glissa son nez dans l’embrasure de la porte, n’osant visiblement pas entrer. Il lui faudra attendre que Lysander trou le papier à force de raturer ses mots qui lui semblent étrangers, pour qu’enfin, il relève le nez. Là, l’incrédulité s’installe sur ses traits, et il lâche même l’objet qu’il tenait entre ses doigts.

- Anelie, veuillez m’excuser, entrez, de quoi vouliez-vous me parler ?

Tirant un brin sur ses pulpeuses, il dessine un sourire qui se voudrait doux et rassurant : mon cul oui, dans le fond de sa conscience, il a presque envie d’éviscérer une chèvre pour voir si ça serait en mesure de soulager les maux qui font fourmiller sa tête.
La jeune femme s’avance, armée d’un manuscrit au bout de l’un de ses bras. Silencieuse comme la mort, elle tend le dossier à Lys, qui s’en saisit sans demander plus d’explications. Il a merdé, et il le sait. Qu’est-ce qui lui prend bordel, ces derniers temps ? Ça déconne là-haut Jean-Michel, va falloir songer à faire remplacer la tuyauterie.
Il a réservé une table pour ce soir, dans ce foutu restaurant où ils servent des grillades : il n’est pas certain de réussir à avaler quoi que ce soit pour tout bien avouer. C’est un sentiment de panique intense qui le tient à la gorge depuis quelques jours, où il n’a de cesse de se répéter qu’il doit le faire, il doit lui en parler ; deux-mille-dix-neuf est une nouvelle année. Mais le second jour de cette nouvelle année ne serait-il pas un peu précipité pour lancer : « Eh chéri ! Je me disais qu’on pourrait tenter un trouple, je crois que je suis polyamoureux ! Ça ne signifie en aucune façon que je ne t’aime plus, tout au contraire, tu demeures certainement à jamais l’homme de ma vie ; mais je pense que j’aime aussi beaucoup une femme, en même temps que je t’aime… »
Sans équivoque, alors que la dénommée Anelie vient de refermer la porte en quittant son bureau, Lysander laisse son buste partir en avant, jusqu’à ce que son front vienne taper contre ses papiers : comme si ça pouvait l’aider à trouver une solution à ce joyeux merdier dans lequel son propre cœur l’a plongé. Le cœur a ses raisons que la raison ignore…

- Suce ma queue le cœur, marmonne-t-il dans sa barbe, sa bouche collant aux écrits éparpillés sous sa peau.

A dix-huit heures trente il quitte le bureau, un horaire exceptionnel qu’il ne s’accorde pas bien souvent, il faut se l’admettre. D’habitude, il rentre à vingt-heures, mais parfois l’esprit obnubilé par ses dossiers, il ne se rend compte de l’heure que lorsqu’il commence à piquer du nez, et aventure un œil fatigué qui affiche bien trop souvent vingt-trois heures passées… Vous voulez parler d’un métier.
Il a envoyé un sms à Aiden dans la journée, lui demandant expressément de se tenir apprêté pour son retour, et de ne surtout pas lui demander pourquoi ; de toute façon, il ne lui aurait pas répondu. Une surprise doit demeurer une surprise, même si en finalité, elle n’aurait peut-être pas exactement la saveur qu’il aurait souhaitée… Inutile de paniquer avant l’heure Lysander, qui vivra verra.

Lorsqu’il gare son véhicule au bas de leur immeuble, un instant le doute l’envahi ; non pas au propos de cette soirée en elle-même, mais de son déroulement : que ferait-il si Aiden le plantait là, à cause de ça ? Enfouissant son faciès dans les paumes de ses mains, il se frictionne un instant les joues, puis les paupières, le front, et lie finalement ses doigts au cœur de ses cheveux. Il observe le volant, et l’idée ô combien excentrique de se foutre la gueule dans le volant traverse son esprit : imbécile. Un soupir marié à un râlement franchi la barrière de ses lèvres, alors qu’il sort enfin du véhicule puis rejoint à la hâte son appartement.
Ayant franchi la porte, son regard se porte sur le sol, pas encore bien certain de contrôler convenablement ses émotions ; mais avait-il su, un jour seulement, les dominer ?

- Aiden ? Tu es prêt ? Hasarde-t-il après s’être discrètement raclé la gorge, l’anxiété bouchant sa trachée d’une boule épaisse de nervosité. Nous allons faire notre première sortie restaurant de l’année, j’ai réservé au Parlament, à Altstadt.
Agitant ses doigts dans le courrier disposé sur la commode dans l’entrée, son regard observant sans grande attention les cachets des enveloppes, il conclut, dans la lune… Soudainement absorbé par les excentricités de son esprit.

- Nous avons rendez-vous dans vingt minutes…

Pensif, évasif, Lysander n’a pas véritablement envie de s’exprimer immédiatement sur la nature de ses tracas. Il profite du baiser qu’Aiden dépose sur ses lippes pour fermer ses paupières et tenter d’ordonner son esprit. Le parfum de cet amour qu’il nourrit depuis onze années peut supposément tout apaiser en son âme et conscience, annihilant chacun des doutes qu’il pourrait alimenter. Mais ce soir, la quiétude se fait désirer, dressant fièrement son majeur à un Lysander au bord de l’implosion ; non pas qu’il ait envie de se morfondre dans un coin, pleurer à chaudes larmes et implorer ce foutu seigneur de le pardonner, il n’en est pas encore là. Mais peut-être désir-t-il, quelque part, bien au fond, que tout ceci ne soit qu’un vilain rêve. Bientôt, il va se réveiller ; c’est du moins ce qu’il s’évertue de penser, jusqu’à ce qu’Aiden pose le problème sur la table.
S’il veut lui parler de quelque chose ? Il le pensait oui, mais maintenant qu’il observe les traits de son faciès, osant à peine soutenir ses ébènes, son courage gangrène. Il n’a pas vraiment envie de tergiverser toute la soirée, sentir ses entrailles se distordre sous la panique qui galope dans ses veines, mais va-t-il réussir à délier sa langue de ce secret qu’il garde enfermé depuis tant d’années ?
Bien sûr qu’en parler le libérerait, mais ça foutrait aussi sacrément en péril sa relation avec Aiden, il en est persuadé. Mordant l’intérieur de ses joues de façon imperceptible, il avale sa salive et cette garce lui brûle la trachée. Il se sent pâlir alors qu’Aiden se fait presque insistant dans son discours, soutenant la thèse qu’il sera là pour le soutenir : si Lysander était moins angoissé, la grossièreté de la situation lui arracherait bien certainement un sourire en coin de lippes.
Comme pour se rassurer, il attrape les pans de la veste d’Aiden et l’attire à lui. Là, il abaisse son visage jusqu’à le poser dans son cou, son souffle buttant contre le derme de son amour. Les effluves qui habillent son épiderme réchauffent son âme et il se laisse aller à clore ses paupières. Comme pour répondre à son besoin de contact immédiat, Aiden l’enveloppe dans la chaleur de ses bras, alors Lysander s’autorise un doux soupir.

- Si ça allait, tu m'aurais vite répondu et nous serions déjà dans la voiture à l'heure qu'il est... Souffle Aiden au creux de son oreille, portant probablement un soupçon d’inquiétude dans son timbre. Tu sais que tu peux tout me dire. Je t'aime depuis longtemps. Il n'y a rien que je ne puisse entendre !

Lysander voudrait pouvoir se convaincre que les mots de son compagnon sont emplis de sincérité et d’assurance, mais face aux révélations qu’il se devra tôt ou tard de lui faire, il ne peut se satisfaire d’aucune des paroles qu’Aiden pourra lui offrir ; parce que cette chose lui semble en cet instant précis, complètement insurmontable. Son doux Hohenberg glisse ses doigts au cœur de ses cheveux, comme pour l’harnacher à son être, tout ce que Lysander souhaite : s’y suspendre pour l’éternité toute entière ; mais une part de son cœur ne tolère ce blasphème, ce mensonge qui depuis trop longtemps ère, solitaire et destructeur. Déposant un baiser au creux du cou de son futur époux, il s’arrache à cette étreinte rassurante et se défait d’un sourire. Il doit se convaincre que tout se passera bien, chasser les torpeurs qui grimpent le long de son organisme.
Jetant un regard sûr autour d’eux, comme pour s’assurer de ne rien oublier, il finit par délier sa langue, éludant complètement le sujet qu’il devrait aborder.

- Plus tard, nous devrions y aller, je préfère me méfier de la circulation à cette heure.

Des excuses, Lysander ne cherche qu’à retarder l’inévitable, préférant peut-être la foule d’un restaurant : pour mieux déguster face au scandale, ou au contraire retarder l’heure du drame.

La confusion est un sentiment étrange, désagréable, peu enviable. D’abord vous n’en êtes pas véritablement conscient, ou vous n’admettez pas que cela puisse vous arriver. Puis, insidieusement, vous êtes obligé de vous faire à l’idée ; de vous confronter à ces incertitudes qui touchent à presque tout. La première phase est le déni, comme si tout ceci n’était qu’un passage rapide, pas vraiment une réalité, ça va passer. La seconde étape s’appelle le refus, parce que non ça ne peut pas nous arriver, pas à nous qui n’avons jamais douté de rien auparavant, nous ne pouvons pas l’accepter, c’est une fausse idée, un mensonge procréé par cette foutue conscience. Le troisième et dernier échelon, c’est l’aveu, accompagné de sa vieille copine panique ; c’est le pallier qui concerne Lysander aujourd’hui. Ce qu’il doit avouer ? Il n’est pas bien certain de le savoir. Il ferait mieux d’y songer à deux fois avant de se jeter du quinzième étage ; dans six mois il se marie et certainement pas avec le déni. Il va épouser l’homme qui siège à sa droite dans son Audi, ce même homme qui lui sourit jour et nuit depuis bientôt onze années consécutives. A-t-il donc un droit quelconque de douter ? Une autorisation à la contestation de quelque forme qu’elle soit ?
Aiden pose beaucoup de questions ce soir et Lysander ne peut pas vraiment lui en vouloir ; il est conscient d’être certainement étrange, tendu, avec un sourire forcé qui ferait même bisquer ses admiratrices les plus invétérées. Mais formuler ce qui trotte dans sa tête depuis tant de temps, au point de s’égrener, s’avère bien plus compliqué qu’il ne l’aurait pensé. Ça le chope au niveau de l’estomac et ça le martyrise de l’intérieur, parce qu’il ne sait pas s’il doit dégueuler tout ça sans réfléchir ou mesurer tout l’impact de ce qu’il pourrait avoir à dire.
Lorsque Aiden glisse la chaleur de sa main contre son jean, à hauteur de sa cuisse, comme pour l’assurer qu’il était là, Lysander se décharge d’un doux sourire en coin de lippes ; parce qu’il se sent ridicule dans le fond, mais aussi parce qu’Hohenberg ne perd jamais le nord concernant les gâteaux au chocolat.

- Tu prendras tout le gâteau que tu veux sur la carte lors du dessert, prononce Kahlmann d’une voix blanche, tout en mettant le contact du véhicule. Et ne t’inquiètes de rien pour les motivations de cette sortie, j’ai juste besoin de m’aérer l’esprit en ce moment et peut-être que voir un peu d’activité ailleurs qu’au boulot me permettra aussi de te parler de tout ce qui peut parasiter mon équilibre.

Inutile de lui mentir, David le sait très bien, Aiden le connaît sur le bout des doigts, certainement mieux même que ses parents et sa sœur réunis. Sa sœur d’ailleurs, un autre sujet qui brûle sa patience et sa maîtrise. Elle lui avait envoyé ses vœux et ça avait arraché un sourire complètement faux et désabusé à Lys. D’un bref foncement de sourcils, il chasse ces idées son crâne, parce qu’elles n’ont aucune permission d’y demeurer : saloperie d’esprit qui tourne bien trop vite.
Sur le trajet, Lysander ne décroche pas le moindre mot, laissant la musique de l’autoradio faire tout le boulot. Il n’y en a même pas pour quinze minutes de toute façon et ils auront tout le temps de bavasser durant le dîner.
L’enseigne du Parlament se présente, puis très vite David gare la voiture puis s’en extirpe. Attendant qu’Aiden le rejoigne à l’extérieur, il glisse une main dans ses cheveux pour repousser les plus téméraires et vient pincer le filtre d’une cigarette entre ses lèvres. La flamme jaillie sous son faciès lorsque son idylle se pointe devant lui et ses saphirs bercés de feu se posent sur lui avant qu’il ne marmonne :

- Juste cinq minutes, pour profiter de la saison qui ne dure pas assez longtemps.

Un sourire taquin en coin de lippes, la malice au cœur du regard et la fumée qui s’échappe de son nez, épaisse et blanchâtre, épousant au millimètre près la courbe de ses lèvres rosées.
L’humour de Lysander ne connaît pas de grandes limites, se posant même dans les moments les moins opportuns…
Sacré Kahlmann.