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 Liz ✸ Les jeudis où la Terre s'arrêtait

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Liz ✸ Les jeudis où la Terre s'arrêtait
Ven 10 Aoû 2018 - 22:05
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Juin 2018, le Sláinte, un pub irlandais d’Altona.

21h12. « Damn ! » jura Max. Le retardataire tapota le cadran de sa montre bon marché avec l’espoir d’y lire une heure plus clémente. 21h13. « Fuck ! » Max crut entendre un ricanement métallique s’élever de son poignet. Il força encore l’allure, résolu à ne plus toucher cette maudite machine à avancer le temps miniature.
Une heure plus tôt, le bon samaritain transportait une cuisine dans son spacieux fourgon de livraison. Les frais de transport s’élevaient à un montant indécent pour ses voisins aux revenus modestes, si bien qu’ils avaient demandé son aide. Malgré la grande importance que Max accordait à son rendez-vous hebdomadaire, il n’avait pas pu leur refuser ce service. Les mines réjouies et la sincère gratitude qu’il avait lue sur leurs visages avaient d’ailleurs balayé toutes ses réticences.
Crasseux et dégoulinant de sueur après avoir hissé tous les éléments au sixième étage d’un immeuble, Max avait ensuite dû se glisser sous la douche pour éviter de se présenter en parfait souillon. Ce n’était pas une question de coquetterie, mais de respect envers la personne sémillante qu’il s’apprêtait à retrouver.

Une clochette tinta joyeusement lorsque le barbu franchit énergiquement l’entrée du Sláinte. D’agréables senteurs aromatiques chatouillèrent ses narines ; sur le comptoir en élégant bois de cerisier, d’innombrables bulles se livraient à une danse pétillante à l’intérieur de verres remplis de liquide ambré. Quelques visages fourbus se tournèrent machinalement dans sa direction. Beaucoup souriaient malgré le poids d’une journée de labeur, affichant les dentitions noircies de la classe ouvrière. Certains habitués assis autour des premières tables levèrent une main discrète pour saluer le nouvel arrivant.

Un peu gêné, c’est à une brune assise à l’autre extrémité du pub que Max adressa un large sourire accompagné d’un geste démonstratif.
Assise à sa place – leur place – au fond du chaleureux établissement, elle était la seule buveuse à tenir un stylo en main. Telle une artiste peintre avec son pinceau, elle couchait sur le papier des merveilles que seul le génie d’un esprit fécond pouvait concevoir. Dès leurs premiers échanges, le cancre sans diplôme s’était senti privilégié de pouvoir converser avec une personne aussi cultivée.
Liz se démarquait nettement de cette intelligentsia élitiste qui regarde les gens comme lui du sommet de leur tour d’ivoire – les rares fois où cette caste supérieure daigne leur accorder la moindre attention. Son rire franc et spontané, ses manières naturelles et son regard sémillant tranchaient avec la bienséance artificielle de ceux que Max appelait les peigne-culs.

Le barbu échangea quelques légèretés avec l’aimable serveur avant de quitter le comptoir chargé d’une chope de Kilkenny – la première d’une longue série. Le contact rafraîchissant le faisait déjà saliver, si bien qu’il y trempa brièvement les lèvres sur le trajet.
« Salut, Liz ! » dit-il avec un peu de mousse sur la moustache. L’homme tira une chaise d’un geste vif et s’installa en face de l’intellectuelle. Pas de poignées de mains ni de bises entre ces commensaux qui n’étaient ni collègues ni intimes, pas même de véritables amis.
« Désolé pour le retard, le trafic était dense sur les trottoirs. » Max couvrait la vérité sous le voile rieur de la plaisanterie avec une aisance déconcertante, et pour cause : il savait que Liz ne le questionnerait pas sur ses activités. Par un étrange accord tacite, les deux complices échangeaient force pensées sincères et réflexions profondes sans jamais aborder leurs vies respectives.

« Bon sang, j’ai entendu les dernières nouvelles sur l’affaire Arnold avant de venir. Tu sais… le procès de Leberecht qui a viré au drame. » La mine réjouie de Max venait de s’assombrir. Les lumières tamisées qui chassaient les ténèbres de leur alcôve s’affaiblirent le temps d’un hommage solennel aux victimes. « C’est d’autant plus rageant que la cause de ces militants est noble, dans le fond. Personnellement, ça me dépasse autant que ça me révolte et que ça m’attriste. Comment peut-on défendre le bien-être des animaux en prenant en otage d’innocentes vies humaines ? En quoi cela sert-il leurs desseins ? » Les yeux bleutés du repentant se rivèrent sur le visage de Liz, dont il connaissait chaque détail après leurs nombreuses heures de discussion en tête-à-tête. Un visage dont il ne se lassait pas, et qu’il observait avec une admiration croissante.


Dernière édition par Max Selig le Ven 17 Aoû 2018 - 7:14, édité 1 fois
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Re: Liz ✸ Les jeudis où la Terre s'arrêtait
Lun 13 Aoû 2018 - 13:44


LES JEUDIS OU LA TERRE S'ARRETAIT
MAX & LIZ







C’était jeudi. Elisa referma la porte de son appartement après en avoir subtilement chassé les trois femmes avec qui elle organisait une énième vente aux enchères à la faveur d’une oeuvre de charité. Elle avait bien cru que ces mondaines ne cesseraient de jacasser qu’au moment glorieux où elles s’étoufferaient avec leur propre venin. La main sur la poignée, Lizzie laissa échapper un long soupir de soulagement puis elle marcha jusqu’à son dressing. Tout en fixant son reflet dans le miroir de la penderie, elle défit la fermeture éclair de sa robe de grand couturier et la laissa choir au sol. Elle l’enjamba tout en glissant ses pieds hors de ses Louboutin puis elle passa ses mains derrière sa nuque et ouvrit le fermoir de son collier en or serti de diamants. Elle avait l’impression d’ôter son costume de scène et de réaliser enfin à quel point ses atours pesaient lourd sur ses épaules. Il y a des fardeaux auxquels on s’habitue et dont on finit par ne remarquer que les stigmates. Liz laissa le bijou filer doucement entre ses doigts jusqu’à la surface de sa commode puis retira ses boucles d’oreilles. Elle passa un jean, un pull léger, un vieille veste en cuir noir et une paire de bottines puis rangea sa robe et ses escarpins à leur place attitrée, songeant avec une certaine impatience aux heures qui l’attendaient. Elle savait qu’elle prendrait le bus jusqu’à Altona. Si par tout hasard il se mettait à pleuvoir, elle trouverait un taxi. Elle marcherait quelques minutes le long du canal puis pousserait enfin la porte du Sláinte. Elle se laisserait un instant saisir par les odeurs subtiles du malt et du houblon puis elle irait s’assoir à sa place habituelle où on lui apporterait son gin tonic. Elle sortirait son carnet, son stylo et commencerait à écrire. Elle aurait le temps de rédiger un paragraphe, peut-être deux, puis il viendrait s’assoir en face d’elle. Max. Elle abandonnerait sa plume à la faveur de leurs discussions qui lui donnaient l’étrange impression de se découvrir elle-même. Elle se laisserait parfois happer par ses yeux céruléens mais reprendrait tout aussitôt le fil de la conversation, comme si de rien n'était. Elle finirait par rentrer chez elle sous un ciel d’ébène et la douceur de l’ivresse l’accompagnerait vers le sommeil. Lorsqu’elle se réveillerait quelques heures plus tard, sa paire de Louboutin l’attendrait sagement dans le meuble à chaussures, prête pour une nouvelle représentation.

Il faisait beau ce soir-là. Alors que le bus l’emportait loin du centre-ville, Liz se fit la réflexion qu’elle avait encore oublié de manger. Elle ne ressentait guère plus la faim, pas plus qu’elle n’arrivait à trouver spontanément son sommeil, qui était de toutes les manières promptement interrompu par d’atroces cauchemars. Depuis la manifestation, elle se sentait sombrer dans les profondeurs de ténèbres bien trop familières. Elle parvenait tant bien que mal à garder la tête hors de l’eau grâce à quelques rituels qui la raccrochaient au réel, à la vie. Ses rendez-vous hebdomadaires avec Max en faisaient partie. L’existence avait parfois le sens de la figure de style; Elisabeth s’était enterrée dans ce pub au fin fond d’Altona pour s’éteindre doucement loin des regards et elle y avait paradoxalement trouvé une forme de lumière. Une vingtaine de minutes plus tard, Liz fit son entrée dans l’enceinte du Sláinte. Après avoir échangé quelques banalités avec le barman et les habitués, elle se dirigea vers sa place fétiche et se mit aussitôt à écrire. Elle eut le temps de noircir trois pages entières avant qu’une voix familière ne vienne l’extraire de son ouvrage. La brune releva les yeux et un large sourire vint illuminer son visage. « Hey ! »  Elle laissa échapper un léger éclat de rire en réaction à la boutade qu’il lui servit en guise d’excuse pour son retard dont la réalité même était toute relative. Après tout, leurs rendez-vous n’avaient rien d’officiels et échappaient ainsi à certaines règles de bienséance. « Pas de souci, j’en ai profité pour avoir un débat des plus intéressants avec Ernest. » La brune désigna l’ivrogne septuagénaire qui ronflait, avachi dans un état semi comateux sur une table quelques mètres plus loin. Elle ferma son carnet et laissa Max s’installer.

Il ne tarda pas à amorcer la conversation, choisissant d’aborder un sujet particulièrement sensible pour Elisabeth d’autant plus qu’il était encore brûlant. Son visage se ferma brusquement et tandis que l'homme en face d'elle raisonnait à voix haute, elle revivait le moment où, au milieu des tirs croisés, elle avait senti les projections de sang lui recouvrir la face et vu les vêtements de son frère se maculer de rouge. Elle avait cru que tout recommençait. Elle s’était vue à ses obsèques, penchée sur son cercueil, pétrifiée par le contact étrange de la peau glacée qu’ont les morts. Elle n’aurait pas survécu, elle aurait succombé au chagrin ou à la folie. Liz attrapa son stylo et le serra entre ses doigts comme pour se raccrocher au réel. Elle tenta tant bien que mal de dissimuler son trouble et de se concentrer sur les interrogations formulées par son interlocuteur, des questions existentielles auxquelles elle était absolument incapable de répondre, à peine parvenait-elle à y songer sans se laisser envahir par l’angoisse ou la colère. « Leurs desseins ? Leur seul véritable dessein c’était de semer le chaos et d’aller tirer à bout portant sur des innocents. Ils savaient exactement comment cette histoire allait se terminer. Ces types ne sont pas des militants, ce sont des terroristes. » Elle marqua une pause, réalisant qu’elle avait laissé l’émotion la dominer, elle qui par déformation professionnelle mais surtout par nature avait tendance à n’exprimer que des positions nuancées, prudentes et réfléchies. « Je veux dire… c’est très facile d’exprimer de vagues intentions abstraites comme… défendre la cause animale, lutter contre la faim ou pour la paix dans le monde. Il n’y a pas grand chose de noble, de courageux ou de remarquable là-dedans. Ce qui compte vraiment, ce sont les actes. Et ce jour-là, ils avaient décidé de tuer des êtres humains. C’est tout. » La cause n’avait plus grand chose à voir avec les faits qui s’étaient déroulés sous ses yeux. Elle n’avait vu que la violence sous son visage le plus cru et l’expression d’une exaltation doublée d’une forme de plaisir pervers dans le regard de certains preneurs d’otages qui avaient selon elle profité d’un étendard qui aurait très bien pu revêtir d’autres couleurs pour assouvir leurs pulsions mortifères. « D’ailleurs, tout le monde a oublié le chat. », conclus-t-elle avant de plonger ses lèvres dans son gin tonic.



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Re: Liz ✸ Les jeudis où la Terre s'arrêtait
Mer 15 Aoû 2018 - 7:12
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Max eut un franc sourire en imaginant Ernest plongé dans une conversation animée avec le fond ambré de son verre. Parfois, le vieil homme inoffensif s’adressait à l’objet de son addiction en agitant un fébrile doigt osseux. « Le pauvre, on dirait que tu l’as assommé. » commenta Max sur le ton de la badinerie.

Peu après, alors qu’il venait de lancer le premier débat de la soirée, la vive réaction de la brune provoqua chez Max un mouvement instinctif de recul.
Comme toutes les artistes, les déclamations de Liz vibraient parfois d’une passion qui subjuguait son auditeur. Mais ce phénomène des plus fascinants se produisait généralement tard dans la soirée, après que les vapeurs d’alcool eussent attisé les flammes intérieures et que les mots s’échangeaient avec la fluidité de l’Elbe dans son voyage immuable vers la mer du Nord.
Cette fois, pourtant, Max décelait dans les subtils trémolos de la voix captivante les artefacts d’un trouble émotionnel auquel il n’était guère habitué. Une habitude somme toute récente, puisque le nombre de leurs rencontres n’excédait pas les doigts d’une main. Mais chacun de leurs rendez-vous enivrants était un exemple manifeste de la relativité du temps où l’on se perd, où l’on s’oublie pour mieux se retrouver.

Ainsi, Max se renfrogna à l’instant où la brune marquait un silence. Fichtre, elle connait sans doute une personne qui se trouvait sur les lieux, déduit-il non sans embarras. Il n’imaginait pas Liz traîner aux abords de la Cour de justice d’Hambourg ; son esprit n’envisageait guère une implication plus personnelle. L’activiste maladroit remuait sur sa chaise, gêné d’avoir abordé un sujet sensible. Creuser les idées brutes afin d’en extraire les pépites dorées est une chose, rouvrir la plaie encore fraîche d’une affliction en est une autre.
L’intellectuelle parvint néanmoins à regagner les hauteurs coutumières de ses réflexions affûtées. Le ton restait ferme et tranchant comme un couperet, mais elle soulevait des points essentiels qui faisaient écho avec l’expérience personnelle de Max.

« Je pense que tu as raison. Ces gens ont cédé à de véritables pulsions de mort. Le prétexte moral de la maltraitance animale a fait sauter le dernier verrou qui empêchait leur conscience vérolée de passer à l’acte. Les meurtriers de sang-froid s’imaginent souvent en héros de leur propre histoire. Car tout le monde n’est pas capable de tuer un être humain de la sorte, quelle que soit la raison. »

Deux ans plus tôt, en Inde, Max avait lui-même été à un cheveu de mettre un homme à mort. Une réaction profondément indignée, préméditée après avoir essayé de faire tomber par des moyens légaux un gourou qui abusait sexuellement de jeunes enfants. Il connaissait donc cette ardente pulsion de mort, ce cheminement intérieur qui mène au meurtre calculé. L’objet de sa haine était coupable, à l’inverse des otages que ces militants allemands avaient condamnés à un destin funeste. Pourtant, seul en présence de sa cible, Max n’avait pas réussi à porter le coup fatal.
Une partie de lui se réjouissait de son incapacité à frapper mortellement un autre être humain. Mais à certains moments, il se maudissait pour avoir manqué l’occasion de débarrasser la planète d’une figure abjecte. Combien de malheurs aurait-il épargnés s’il avait été au bout de son geste ?
Max reprit la parole sur un ton sinistre, tel un haruspice de sombres présages.

« Je redoute que nos sociétés modernes engendrent un nombre croissant de monstres aux visées morbides. Comme tu dis, tout le monde a oublié le chat et c’est naturel après une telle tragédie. De même, je crains qu’on ne s’intéresse pas suffisamment à l’origine de leur acte barbare. Le temps est au recueillement, aux hommages. Et ensuite ? Bordel de merde, les sociologues observent que les activistes se radicalisent et que les radicaux se politisent, bien qu’il y ait débat sur l’ampleur des deux phénomènes. Cette double tendance m’inquiète beaucoup ; j’y vois les symptômes d’un monde de plus en plus malade. Ce qui risque de se produire, c’est de nous limiter aux conséquences sans nous attaquer aux racines du problème – ou trop mollement. Les assassins de Hambourg seront condamnés, la population sera à l’abri de leur sauvage malveillance et on clora le dossier avec la consolation que justice a été faite – affaire suivante ! Les victimes et leurs proches auront vu leurs destins affectés, brisés de façon irrémédiable pendant nous continuons à vivre avec le fatalisme que ces choses-là arrivent et qu’on n’y peut rien. »

La voix de l’idéaliste se tut lorsqu’il prit conscience de s’être laissé emporter comme la feuille d’un chêne soufflée par le vent de la passion. Les phalanges de ses poings fermés blanchissaient sur la table en bois verni où ils reposaient. Une flamme dansait dans ses yeux bleutés. D’un geste vif, Max engloutit une lampée de sa bière encore fraîche tout en réfléchissant à une échappatoire : le sujet risquait de devenir trop personnel.
Éviter les sujets sensibles n’était toutefois pas son genre – ne l’était plus. Max avait trop longtemps dénié la réalité et s’en mordrait les doigts jusqu’à la fin de ses jours. Car les démons ne s’en vont pas en fermant les yeux, ou en regardant à côté. Ainsi décida-t-il de laisser le choix à Liz en offrant à celle-ci une porte de sortie.

« On peut discuter d’autre chose si tu préfères, comme ton débat passionnant avec Ernest. » Un sourire taquin étira les lèvres du barbu. Puis il tendit un doigt en direction du carnet de Liz. « Je suis aussi curieux de savoir quelles merveilles tu as inscrites dans ce carnet que tu m’as fermé sous le nez. » Un clin d’œil amusé accompagna la boutade. Max s’intéressait trop à l’artiste pour s’ôter la liberté de la questionner sur ses belles créations. De son côté, elle le savait, Liz aurait toujours le loisir de refuser sans que son admirateur insistât ou en prît ombrage.
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Re: Liz ✸ Les jeudis où la Terre s'arrêtait
Mer 22 Aoû 2018 - 16:02


LES JEUDIS OU LA TERRE S'ARRETAIT
MAX & LIZ







Liz laissait son interlocuteur dérouler le fil de ses réflexions mais il n’y avait guère que le rythme de sa prosodie qui semblait résonner en elle. La brune était obnubilée par sa propre vulnérabilité qu’elle sentait exposée aux yeux du monde, aux yeux de cet homme à qui elle s’évertuait pourtant de cacher jusqu’au moindre détail de son existence. Où s’était donc enfuie sa légendaire et flegmatique impassibilité travaillée avec soin depuis sa plus tendre enfance et qui au prix d’une certaine froideur apparente lui permettait de ne rien laisser transparaître de ses sentiments ? Elle l’avait de toute évidence laissée à la porte de ce pub, comme un vulgaire accessoire qu’elle aurait jeté par dessus les lourdes malles représentant son passé, les motifs de son quotidien et tout les attributs superflus qui l’attendaient patiemment sur le palier. Elle n’était pas censée en avoir besoin ici. Elisabeth avait toujours considéré le Sláinte comme un refuge, un sanctuaire hors de la réalité dont les murs recouverts de boiseries se substituaient à ses propres barrières, où les âmes faisaient partie d’un décor presque onirique, intangible, impalpable. Elle se plaisait à imaginer ce bar comme un univers parallèle contenant l’extension de son propre esprit, comme un lieu impénétrable, hors du temps et de l’espace où elle pouvait se retrouver face à elle-même, se comporter comme bon lui semblait, laisser son visage revêtir un voile de tristesse, de révolte ou d’extase sans se préoccuper du regard des autres ni de ce que l’on attendait d’elle à l’extérieur. Ses interactions précoces avec Max s’inscrivaient dans ce tableau, il aurait très bien pu être une figure symbolique et désincarnée émanant de sa psyché. Peu à peu pourtant, à mesure qu’ils se découvraient, il avait suscité en elle une forme de pudeur lui rappelant son altérité et faisant jaillir entre eux des enjeux insoupçonnés. Alors que le sujet qu’il avait choisi pour ouvrir cette soirée avait provoqué en elle quelque chose d’intime et d’inconfortable, celle qui avait à plusieurs reprises et sans la moindre gêne laissé ici couler sur ses joues des rivières de larmes se mettait à éprouver une forme d’embarras, telle Eve chassée de l’Eden qui découvre soudain qu’elle est nue.

Elisabeth raccrocha le fil de la conversation au moment où son interlocuteur se plaignait des pouvoirs publiques qui se contentaient de réagir une fois dos au mur sans attaquer les problèmes sociétaux à leur source, laissant le monde glisser vers une violence croissante. Elle avait une opinion, bien évidemment. La magistrate en avait croisé des centaines, des criminels dont les penchants naturels avaient été transformés en machine mortifère par la rudesse de la vie et dont les inclinaisons les plus obscures auraient pu être tempérées par une meilleure prise en charge, notamment un peu plus de justice sociale. Lizzie aurait pu discuter des heures durant des dimensions historique, sociologique et politique de la question ainsi que du rôle de la génétique, de l’environnement et du libre-arbitre dans l’émergence des comportements antisociaux, de même que de la notion de responsabilité, des frontières parfois ténues entre le normal, le déviant et le pathologique. Il lui aurait suffi d’ouvrir la bouche pour répondre de manière référencée, complète et extrêmement précise. Elle se retint toutefois, craignant de s’emporter et de révéler des indices sur son statut socio-professionnel. En outre, elle ne tenait pas à poursuivre une conversation tournant autour d’événements dont la simple évocation la bouleversait encore. Elle se contenta de siroter une gorgée de gin en prenant un air mystérieux. « On retient notre respiration en attendant que le soleil se lève sur un nouveau jour et on fait semblant d’ignorer qu’un matin, l’aube rayonnera sur nos cendres. » Elle soutint pendant quelques éternels instants le regard de Max puis esquissa un sourire triste, soupesant le silence jusqu’à ce qu’il lui propose de changer de sujet.

Liz envisagea la perspective de s’éloigner du thème sensible de la manifestation comme la promesse d’une soirée plus paisible. C’est alors que Max l’invita d’une manière qu’elle vécut comme particulièrement directe à lui dévoiler ses écrits. Une étrange sensation vint se loger au creux de son ventre tandis que sa main se posait instinctivement sur la couverture de son carnet. Elle sentit ses pommettes rosir à mesure que son éloquence lui échappait. « Ce sont juste quelques mots posés les uns à la suite des autres qui n’ont, je te l’assure, rien de merveilleux. » Ses textes n’avaient plus grand chose à voir avec les satires mordantes qui lui avaient valu d’être publiée une vingtaine d’années auparavant. Elle avait recommencé à écrire à visée thérapeutique, l’exercice lui permettant de démêler les ronces ténébreuses qui la retenaient prisonnière, de mettre à distance les éléments de sa souffrance, de les transformer en matériel analytique. C’était dans une second temps qu’elle avait redécouvert le plaisir de la quête de l’esthétique et de la vérité, car souvent les deux se mêlent. Il n’y avait rien d’égal au frisson qui l’envahissait lorsqu’elle avait la sensation de parvenir enfin à capturer dans une tournure de phrase ou une figure de style l’essence d’un songe, d’une atmosphère, d’un sentiment et quand la musicalité de la prose semblait couler comme une évidence, elle frôlait l’extase. Quoi qu’il en soit, ses écrits actuels étaient le reflet des aspérités les plus torturées de son âme, ils étaient peut-être ce qu’elle possédait de plus intime. L’idée que Max puisse poser son regard sur quelques fragments de ces textes qui n’avaient jamais eu vocation à voir la lumière la troublait au plus haut point, sans nécessairement lui déplaire. Liz ouvrit le carnet au hasard et le retourna face cachée sur la table. « Ok. » Elle esquissa un sourire en coin et laissa ses yeux briller de malice. « Je te montre une page… si tu me montres quelque chose. » Il n’y avait aucune raison pour qu’elle soit la seule protagoniste déstabilisée dans cette affaire.  



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Re: Liz ✸ Les jeudis où la Terre s'arrêtait
Ven 24 Aoû 2018 - 17:28
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Max avait suffisamment côtoyé la mort pour distinguer le voile sombre de son empreinte funeste dans les yeux d’un être humain. Il entendait dans le silence qui succède aux lamentations et aux sanglots  l’écho vibrant d’une profonde tristesse.
Quant aux cendres humaines évoquées par Liz avec décence et majesté, il en avait senti physiquement le goût au fond de sa gorge sèche, près des buchers funéraires de Varanasi dont le vent colportait les restes gris comme un monde sans espoir. Mais seuls les plus favorisés voyaient une vie entière réduite en un tas de poussière. Les indigents, les laissés-pour-compte, manquaient de gasoil et de bois pour achever la combustion des cadavres, généralement les membres de leur famille décédés précocement sur le chemin de leur misère. Ainsi les silhouettes noircies de corps décharnés échouaient fréquemment dans une fosse remplie d’ossements ou le fond trouble d’une rivière soi-disant sacrée. Jamais Max n’oublierait l’odeur de la chair calcinée qui avait empli ses narines et ses poumons jusqu’à l’écœurement, plus horrible encore que la vision d’hommes, femmes et enfants sans vie dévorés par les flammes.

Un élan de compassion gonfla la poitrine du voyageur que les paroles de Liz avaient touché. Ses yeux brûlants de révolte contre les travers de la société moderne s’apaisèrent en contemplant le regard chagrin de l’oratrice. Un instinct ancestral le poussait à tendre la main, à témoigner une solidarité muette, à proposer une oreille attentive si l’envie de se confier lui prenait – en cet instant ou n’importe quel autre.
Liz avait vécu un drame à l’issue fatal, directement ou indirectement lié à cette obscène prise d’otages. À présent, Max en était sûr et certain. Elle portait encore les stigmates profonds de cette tragédie et une forme de pudeur, ou de repli sur soi, l’empêchait de s’exprimer à ce sujet.
Les mains de Max restèrent pourtant immobiles, sa langue resta figée. Seules ses paupières se plissèrent – contre sa volonté. Qui était-il, sinon le pauvre buveur de bière du Sláinte avec qui elle discutait de tout et de rien – sauf d’elle-même ? Une personne charismatique comme Liz devait vivre entourée d’une myriade d’amis attentionnés, plus intelligents et psychologues que lui. Des gens réellement capables de l’aider, là où il était une simple distraction hebdomadaire.

Ainsi, l’homme fut ravi de voir la brune virer à l’incarnadin en réponse à sa proposition. Le teint jailli de l’émotion accentuait les taches de rousseur qui constellait son visage, figure délicieusement expressive dans un monde où les bons citoyens se paraient d’un masque jusqu’au sein de leur foyer. Ce changement d’attitude lui donnait l’air sauvage d’une femelle léopard au pelage moucheté, dont la patte farouche et résolue se posa immédiatement sur le mystérieux carnet comme un quartier de viande dûment acquis.
Pas touche ! semblait-elle dire.
Évidemment, l’injonction muette attisait la curiosité de Max.
Quelques mots blablabla… souffla-t-elle sans grande conviction.
Évidemment, cette piètre répartie poussa la curiosité de Max à son comble.
S’il ne désirait aucunement forcer Liz, son enthousiasme candide rehaussé d’une fervente admiration était trop vif pour battre si tôt en retraite. Dès leur première rencontre, Max avait perçu en cette humble trentenaire l’âme d’un génie incompris. La plupart des artistes ne mesuraient guère la portée et la puissance de leur création. Ainsi imaginait-il les pages de son carnet brodées d’or, le plus pur et le plus éclatant qui fût.
En ce moment historique, le livreur se montra plus éloquent que sa partenaire de beuveries animées.
« Les plus beaux poèmes, récits et essais jamais écrits sont des assemblages de mots. Et bien souvent, leurs auteurs en sont les plus sévères critiques. D’une façon qui échappe au commun des mortels, parfois insolite, parfois douloureuse, les artistes sont capables de s’élever jusqu’aux plus hautes sphères accessibles à l’esprit humain. C’est un monde de lumière et de beauté où nagent les formes et les idées qui inspirent l’humanité, depuis les premières peintures rupestres jusqu’aux insolents écrits visionnaires de William Blake. Alors ne sois pas dure envers toi-même, si tu ne parviens pas à retranscrire parfaitement l’essence de ce que ton esprit aura capté. »

Un franc sourire monta jusqu’aux oreilles de Max lorsqu’elle ouvrit le précieux recueil de mots posés les uns à la suite des autres.
Tel un labrador dont le maître approche la laisse pour une promenade matinale, il frétillait d’impatience à l’idée de parcourir les lignes empreintes de magie. Aussi mal éduqué et faiblement instruit qu’il fût, Max adorait les jolis mots, surtout lorsque ceux-ci véhiculaient un sens profond.
C’est pourquoi la paire d’yeux alertes du voyou n’avisa aucune des marques d’espièglerie qui animaient le visage de Liz. Au lieu de flairer l’embrouille et se garder d’un triomphalisme prématuré, Max leva son verre à moitié plein pour célébrer l’heureux événement.

Fatale erreur !

Après mille gorgées bues sans accroc, l’homme avala de travers. Le savoureux breuvage issu de malt torréfié vint chatouiller la trachée qui ne goûtait pas l’alcool de la même manière que l’œsophage. Dans un violent spasme de reflux, quantité de liquide mousseux fut projeté de part et d’autre de la bouche entrouverte où le verre s’engouffrait. On aurait dit les deux jets symétriques d’un système d’arrosage pour pelouse bien grasse, crachant subitement un trop-plein de pression après une longue période d’inactivité.
Situés en face, Liz et son carnet furent heureusement épargnés – bien qu’une poignée de gouttelettes scélérates pussent sournoisement conquérir d’autres espaces en s’échappant par le haut.
L’amatrice de gin à l’air inoffensif avait pourtant mérité quelques menus désagréments pour sa répartie inattendue et provocatrice.
En effet, elle lui demandait de montrer quelque chose en échange de cette lecture que Max tenait déjà pour acquise.

Max épongea leur table avec une serviette dans chaque main en marmonnant des excuses, encore toussoteux. Sa façon synchrone et symétrique de procéder ressemblait au balayage des essuie-glace sur un pare-brise, geste inconscient que son corps répétait machinalement après de longues périodes à conduire sous la pluie. Une barbe de cinq jours dissimulait la majeure partie de ses joues, mais son front, son nez et surtout ses oreilles avaient adopté la couleur rouge brique des bâtiments ouvriers encore très présents à Altona.
« J-je ne suis pas comme toi. Je sais pas écrire. » Ou du moins, pas écrire comme un adulte, s’abstint-il de préciser.
Max avait honte de ses lacunes lexicales. Il demandait à Leïa, une ado de son immeuble qui ne parlait pas un mot d’allemand cinq ans plus tôt, de taper ses SMS et courriers administratifs afin d’éviter de passer pour un illettré.

Cependant, l’ancien délinquant avait plus honte encore de ce qu’il pouvait montrer à Liz concrètement, ici et maintenant.
Il lui suffisait de déboutonner le haut de sa chemise et de tirer un peu sur la gauche pour exposer l’odieuse croix gammée tatouée sur son pectoral gauche. La pilosité de son torse n’était pas suffisamment dense pour masquer ni le symbole honni, ni les autres motifs sujets à controverse qui l’avoisinaient.
Si Liz voyait ce qu’il avait choisi d’imprimer sur sa peau, Max était certain qu’elle lui jetterait le contenu de son verre à la figure et quitterait le Sláinte sur-le-champ.
Elle le jugerait. Et les merveilleux jeudis soirs passés en sa compagnie rejoindraient la cohorte de regrets qui hantaient ses jours et ses nuits.

Heureusement, Max portait sur sa chair d’autres inscriptions plus accessibles et consensuelles.
Il retroussa la manche droite de sa chemise avec défi, sans quitter Liz des yeux. L’homme aux lourds secrets ne cherchait pas à feindre l’indifférence ou mimer l’amusement. Malgré le comique de sa prime réaction et l’espièglerie affichée de l’écrivain, l’atmosphère s’était épaissie entre les deux interlocuteurs. Aucun reproche ne se lisait dans les yeux saphir de Max, mais une pellicule humide en brouillait la cornée.
Il tendit le bras découvert jusqu’à la naissance du biceps – plus musclé qu’il en avait l’air dans sa chemise ample. Une discrète inscription figurait au creux du coude :
γνῶθι σεαυτόν.

« Si tu lis le grec ancien, tu reconnaîtras sans doute la célèbre inscription "gnỗthi seautón" gravée à l'entrée du temple de Delphes, qui se traduit en "connais-toi toi-même". Socrate est l’un des penseurs qui m’a le plus influencé. En tout cas, l’un des premiers. À l’époque, je l’avais fait tatouer à cet endroit pour m’en souvenir chaque matin, au moment de me raser. (Max glissa une main dans sa barbe, un sourire amusé fit un retour remarqué sur ses lèvres.) Ne crois pas que ma pilosité indique que j’ai renoncé à l’elenchos. On ne se connaît jamais trop, d’autant qu’on évolue sans cesse avec l’expérience de la vie et le contact des autres. »
Max était resté vague, mais la fin de sa phrase incluait la personne qui lui faisait face. Il ignorait où leurs rendez-vous hebdomadaires le mèneraient – probablement nulle part –, mais chaque jeudi soir, il rentrait chez lui avec un sentiment de bien-être et le cœur plus léger.
« Ces deux petits mots sur un édifice vieux de deux mille ans ont changé le cours de mon existence et, je l’espère, fait de moi un homme meilleur. Je t’invite donc à ne pas sous-estimer la force de tes écrits. »

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Re: Liz ✸ Les jeudis où la Terre s'arrêtait
Jeu 8 Nov 2018 - 10:34


LES JEUDIS OU LA TERRE S'ARRETAIT
MAX & LIZ







Je file à travers la campagne allemande. Tandis que le soleil froid dépose sur les rivières quelques reflets d’argent, le paysage au premier plan semble comme happé vers l’arrière. Par la fenêtre du train, je vois la végétation habillant les talus se distendre avec violence, j’aurais presque pu percevoir le déchirement d’un hurlement. Le train pourtant poursuit sa route à vive allure sans égard pour le vertige qui me prend, sans se douter qu’une partie de mon être git encore sur le sombre bitume du quai et qu’à chaque kilomètre parcouru, je m’écartèle un peu plus. Je file dans la campagne allemande et les mots filent dans mon esprit. Je suis captive de la réflexion inédite selon laquelle les poser sur le papier ou les graver dans ma mémoire n’aurait aucun sens. J’ai toujours eu tendance à vouloir donner à mes afflictions les plus ténébreuses une forme agréable et un corps plaisant à travers l’esthétisme de la langue. Je me suis mille fois afin d’apaiser mes tourments ou de servir mon goût pour les belles lettres servie de sa capacité à enrober la brutalité des sentiments qui déchirent les entrailles d'une beauté subjuguante, à transformer le cru, le nu, l'honteux en art tout en conservant la justesse, l'essence du cri qui motive la plume, comme si la réalité dans son plus simple appareil devait se draper d'une étoffe de noble facture pour être tolérable. Il m’aurait été tellement aisé d’écrire sur le crépuscule qui se dessinait à la surface de ma peau. Aisé mais malhonnête. L’idée suivante sonne comme une évidence : la douleur qui me terrasse ne peut pas être sublimée sans être dénaturée. En outre, elle ne mérite pas d’être anoblie. Je file à travers la campagne allemande et c’est la réalité qui file. A mesure qu’elles se répètent, les ruminations s’épuisent. Elles perdent de leur substance et, bientôt, même le décor semble se recouvrir d’un voile onirique. Je m’abandonne à l’inertie, si seulement je pouvais filer ainsi jusqu’à la fin des temps.

Liz aurait aimé pouvoir percevoir à travers ses doigts fermement posés sur la couverture de son carnet  quelques indices susceptibles de lui faire deviner lequel de ses textes avait eu les faveurs du hasard. Elle savait pourtant que disposer d’une telle information ne lui conférerait pas le moindre avantage et provoquerait probablement en elle davantage de remous que d’apaisement. Ses récits les plus récents étaient tous terriblement intimes et révélateurs à leur manière et elle n’estimait aucun d’entre eux à la hauteur de l’envolée enthousiaste et élogieuse qui avait animé son interlocuteur juste avant qu’elle ne daigne faire glisser ses pages noircies contre la table en bois. La brune se surprit quelques secondes plus tard à énoncer ses conditions avec une assurance qui ne lui ressemblait plus. Elle ne put réprimer une forme de satisfaction dont l’expression vint se mêler au sourire amusé qui se dessinait de plus en plus nettement sur ses lèvres à mesure qu’elle voyait le trouble s’emparer de Max. Elle aimait sentir l’équilibre en voie d’être rétabli. Elle plaqua sa main contre sa bouche pour dissimuler un éclat de rire lorsqu’un geyser vint recouvrir la table de gouttelettes ambrées. Elle l’aida à nettoyer les dégâts ce qui lui permit de conserver une certaine contenance. Elle sentait la légèreté de cette interaction lestée d’une pesanteur dont la nature exacte lui était encore étrangère. Elle pliait avec soin sa serviette humide tandis que Max lui avouait qu’il ne savait pas écrire. Pas comme elle, du moins. Etrange présomption de la part de quelqu’un qui n’avait jamais posé les yeux sur sa prose. C’était comme s’ils avaient tout deux commencé à broder autour de l’autre une forme d’illusion. Liz ne répondit rien et laissa s’installer entre eux un silence juste assez inconfortable pour la troubler sans basculer dans l’insoutenable.

Elisabeth se contraint à ne pas détourner les yeux de ceux de son interlocuteur tandis qu’il remontait sa manche de chemise, lui-même vraisemblablement décidé à ne pas décrocher des siens. Il y eut un bref instant où le vide se fit dans son esprit, où ses songes ne vinrent s’attarder que sur sa respiration qui se faisait plus profonde et sur cette agréable tension dont elle sentait l’expression à la surface de son épiderme. Puis ce fut le retour des parasites. Julian la fixait souvent avec insistance, c’était un énième jeu dont le but ultime était d’assoir sur elle sa domination, de la rappeler à son statut d’objet. Liz se fit la réflexion qu’elle ne percevait dans le regard de son interlocuteur rien de semblable. Ses yeux glissèrent jusqu’aux lettres grecques à l’encre noire qui se dévoilèrent enfin sur sa peau. Elle l’écouta avec intérêt et amusement parler de la manière dont la maïeutique avait changé sa vie. Les notions dont la découverte avait de toute évidence déclenché en lui une forme de révolution faisaient partie intégrante de sa propre éducation, de sa construction intellectuelle, de son héritage. Sa révélation à elle, ce fut l’existentialisme, la « French Theory », en particulier la déconstruction de certaines idées issues de la philosophie allemande et des concepts freudiens. Elle conservait toutefois pour la philosophie antique un attrait certain saupoudré d’un attachement émotionnel au goût d’une madeleine de Proust. Lizzie ne put s’empêcher de se saisir de son verre lorsque son interlocuteur insista à nouveau sur le pouvoir de ses écrits. « Socrate lui-même y aurait probablement quelque chose à redire. » Il lui semblait bien que selon lui, les écrits ne permettaient de transmettre qu’une pensée morte. Liz esquissa un sourire puis s’octroya une gorgée de gin. « Et tu ne regrettes donc jamais la douce pénombre de la caverne ?  » L’alternative théorique entre la sérénité heureuse d’être ignorant et la satisfaction douloureuse d’être éclairé occupait parfois ses songes mais elle avait surtout saisi l’opportunité de cette relance pour distraire Max du carnet qui était toujours retourné contre le bois de la table. 



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Re: Liz ✸ Les jeudis où la Terre s'arrêtait
Sam 10 Nov 2018 - 10:51
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Arrivé au terme de sa confession, Max n’avait plus qu’une pensée saugrenue en tête : ses oreilles et son nez avaient-ils pris la couleur cramoisie de la gêne qui le saisissait ?
L’homme de trente-neuf ans se sentait comme un gamin timide venant de réciter un poème de Goethe appris par cœur, debout face à la salle de classe, sous le regard scrutateur de la professeure de lettres. Jadis on le surnommait « Maximilian l’écrevisse » à raison : le garçon turbulent rougissait toujours après une bêtise, ou lorsqu’il mentait sur ses forfaits. L’écrevisse rougissait même quand on l’accusait à tort, les rares fois où il ne jouait aucun rôle dans une fripouillerie. Devenu adolescent, le vaurien s’empourprait sans arrêt de colère face aux visages inconnus qui l’avaient privé de sa mère, la seule personne qu’il respectait.
Aujourd’hui, l’embarras de Max face à son interlocutrice ne devait rien au mensonge ou à la colère.
La vérité qu’il recherchait dans les livres et prônait chez autrui le mettait mal à l’aise, à présent qu’elle le concernait directement. Pourquoi ce soir ? Pourquoi maintenant ? Max et Liz avaient toujours pris soin de soigneusement ranger leur identité dans une boîte hermétique. Le Sláinte les enveloppait d’une bulle protectrice qui leur permettait de converser de façon ouverte et libérée, sans se préoccuper du jugement de l’autre.
Max venait de soulever le couvercle de sa boîte, un premier secret s’en était échappé. Son cœur s’affolait de la réaction qu’il déchiffrerait sur le visage pétillant de Liz, une femme charismatique dont il respectait – admirait – l’intelligence et craignait le verdict.

Liz écouta sans l’interrompre. Elle conservait cette agréable expression de légèreté, mélange de curiosité et d’amusement, qui aurait pu rassurer Max si la brune énigmatique ne s’employait pas à soutenir son regard.
Max rabaissa la manche de sa chemise en s’efforçant de masquer un tremblement nerveux, puis consacra un temps fou à reboutonner le poignet. Il sentit un feu cuisant incendier l’extrémité de ses oreilles, honteux de sa maladresse. Bon sang ! Max était le bon samaritain à qui les habitants du quartier s’adressaient pour régler leurs problèmes, le voyou qui enfreignait quotidiennement la loi allemande avec insouciance, et voilà que Maximilian l’écrevisse faisait sa réapparition pour un bête tatouage !

Deux mots en grec ancien qui semblaient amuser Liz, autant que les remarques du livreur sur l’elenchos et le pouvoir des mots.
S’agissait-il d’espièglerie de sa part ? Se moquait-elle de lui ? De ses comportements infantiles ?
Au trouble de la confession s’ajouta une vive émotion qui lui noua les entrailles. Ce tatouage, par la puissance de remise en question qu’il représentait, avait sauvé l’expatrié à une période critique de son existence. Des réminiscences douloureuses changèrent le joli sourire de Liz en un rictus condescendant qui faisait bouillonner sa colère. Une ire, une révolte dirigée contre la société autant que sur lui-même.
Tel un marin balloté par une furieuse tempête sur la mer de ses émotions, Max resserra sa prise sur le gouvernail de sa conduite. Il grogna presque sa répartie, sur le ton d’un loup de mer.

« Tu as raison, Socrate n’était pas un partisan de l’écrit. Mais il vivait à une époque moins complexe que la nôtre où l’on écrivait encore sur des peaux de chèvre. Je retiens de son opinion radicale que les mots écrits ne suffisent pas, comme les manuels scolaires ne suffisent pas aux étudiants dont on bourre le crâne. Ils constituent néanmoins un excellent terreau sur lequel pourront germer des idées novatrices, nourriture indispensable aux débats animés. Pour ma part, je suis convaincu que nos conversations seraient moins intéressantes sans les ouvrages illustres qui ont façonné notre pensée, auxquels j’ajoute évidemment les articles de presse qui nous renseignent sur la réalité du monde d’aujourd’hui. »

Comme Max s’y attendait, Liz connaissait suffisamment l’antique philosophe grec pour évoquer son allégorie célèbre de la caverne. Toutefois, au lieu d’en éprouver une grande satisfaction, la question de l’intellectuelle suscita chez le livreur une vive réaction. Ses sourcils se froncèrent, une barre verticale apparut sur son front. Des éclairs crépitèrent dans son regard orageux, sans que la foudre ne cherchât à frapper son interlocutrice.
Max recélait en lui une vive passion, couvait une violence ancienne, mais celle-ci contournait Liz comme le torrent furieux glisse sur la surface d’un rocher poli par les âges.

« L’idée même de la regretter me révulse. » Et pourtant, à ma plus grande honte, cela m’arrive. « Les êtres humains ne sont pas faits pour vivre enchaînés dans une caverne, avec pour seule alternative à l’obscurité des ombres et des illusions. J’aime comparer la sortie de la grotte au moment de notre naissance, lorsque nous quittons la confortable matrice maternelle et poussons notre premier cri dans un monde bruyant et coloré. » Max planta un doigt résolu au milieu de sa poitrine. « Pour moi, choisir de s’enfermer à nouveau dans un cloître reviendrait à se réfugier dans un passé révolu, à renier la vie. Je préfère me confronter au réel et aller de l’avant, Liz, quoi qu’il arrive. Jamais plus je ne me terrerai dans la douceur illusoire d’un refuge qui nous soustrait au monde ;  autant se draper du manteau de la mort et attendre la fin. » D’un geste ample du bras, Max désigna son entourage. « C’est aussi une forme de responsabilité envers la personne que je peux devenir, envers la personne qui m’a mis au monde et celles qui croient en moi. »

Max s’exprimait avec une conviction quasi farouche. Les rares personnes comme Liz, qui partageaient nombre de ses valeurs, produisaient sur lui cet effet flamboyant.
Dynamisé par cet échange, l’idéaliste abattit sa main sur le carnet sans quitter son interlocutrice des yeux. Sa mâchoire remua de façon provocante, comme s’il lui lançait un défi. La paume avait rencontré un revêtement curieusement doux, une surface plus soyeuse que le velours. Max entreprit machinalement de caresser cette étrange texture avec l’espoir de l’identifier.
Quand la couverture remua sous ses doigts, Max comprit sa méprise et écarquilla les yeux. Une chaleur cuisante fuma à nouveau dans ses oreilles.

« Désolé pour les doigts, mais nous avions un accord. Deux mots imprimés sur ma chair, cela vaut bien deux pages griffonnées sur ton carnet ? »

Aussi gêné qu’il fût, Max n’avait guère retiré sa main indélicate. Il avait simplement décalé ses doigts afin qu’ils s’entrecroisent avec ceux de Liz. Chacun tenait le carnet sous sa coupe, guettant la réaction de l’autre, tels deux félins en position de défi.
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