Le temps semblait s’être arrêté. Sa course s’était interrompue à l’instant où les yeux d’Elisabeth avaient pris l’initiative de s’aventurer à travers la vitrine du magasin de layette devant laquelle sa silhouette s’était figée. Son regard s’était perdu à mi-chemin entre un body bleu pâle et une paire de minuscules chaussures blanches. Elle avait un plan, pourtant. Il s’agissait d’entrer dans la boutique d’un pas assuré, d’attraper les premiers vêtements pour nouveau-né dignes d’être offerts à la collègue greffière qui avait eu l’absurde idée de l’inviter à sa baby shower, de payer à la hâte en offrant son plus beau sourire à la vendeuse et de fuir au plus vite. Toutefois, face à la devanture du commerce, d’invisibles forces avaient pris le dessus et l’avaient retenue sur le trottoir. Cela faisait bientôt trois semaines que Lizzie repoussait le moment de cet achat, invoquant le manque de temps ou la paresse. Immobile devant la vitrine, elle réalisait que les causes de sa procrastination étaient bien plus intimes et profondes. Une production mentale s’imposa à son esprit. Il y avait une maison aux fenêtres recouvertes de buée derrière lesquelles on devinait toutefois une lumière chaleureuse. C’était un soir d’hiver, ses bottes s’enfonçaient dans la neige et ses doigts étaient gelés. Elle s’approchait pour glisser sa clé dans la serrure et, aussitôt la porte ouverte, une odeur de cannelle venait lui caresser les narines. Un instant plus tard, deux enfants déboulaient dans l’entrée pour qu’elle les serre dans ses bras. Une fille et un garçon, affublés tous deux de ridicules pulls de Noël en laine épaisse. Lizzie soupira. Elle avait un plan, pourtant. Il s’agissait de suivre les recommandations des spécialistes, de subir les injections à répétition, les examens intrusifs et les gestes invasifs, d’être docile et patiente. Il fallait se rendre à l’évidence, les plans volent souvent en éclat. L’image de la maison qui sentait la cannelle, cette image qui lui avait donné une force inouïe tout au long de son combat pour donner la vie, elle la voyait désormais en noir et blanc.
Elisa prit une profonde inspiration, s’apprêtant à vaincre l’inertie. Quelques secondes plus tard, elle franchissait les portes de la boutique. Une sensation d’étrangeté s’invita en elle lorsqu’elle fit l’erreur d’observer les clients, des couples heureux qui arpentaient les rayons main dans la main, des femmes enceintes au teint ravissant et d’autres anonymes arborant des sourires béats. Refusant de se laisser distraire, Lizzie se concentra sur sa tâche et commença à passer en revue les différents articles du magasin. Elle s’arrêta devant un portant et décrocha un cintre sur lequel était accroché un petit gilet en laine rose. Elle esquissa un discret sourire attendri puis réalisa que l’émotion était en train de la submerger. Elle ne s’était jamais tout à fait autorisée à ressentir la douleur de la perte de cet enfant potentiel qui n’avait jamais concrètement existé mais dont la figure l’avait accompagnée en permanence pendant plus de trois ans. Elle s’était persuadée qu’elle n’en avait pas le droit et cette impression la poursuivait encore à ce jour. Sa propre tendance à la culpabilité était en cause mais elle blâmait surtout son ex-mari. Il lui avait volé son deuil, il l’avait teinté de violence et de haine. Il l’avait confortée dans l’idée que sa souffrance était illégitime, arguant que c’était elle qui avait pris la décision de mettre un terme à leurs démarches. Il lui reprochait de ruiner leurs espoirs de construire un jour une famille tout en la plaquant contre le mur et en resserrant ses mains autour de son cou. Liz ferma un instant les paupières. Il lui en avait fallu du temps pour saisir l’ironie de la scène. Certes, la maternité n’était désormais plus pour elle un objectif de vie. Certes, elle n’avait jamais ressenti dans ses entrailles le désir viscéral d’être mère. Elle s’était pourtant investie dans ce projet, elle s’y était investie corps et âme et y renoncer avait été un véritable déchirement.
Lizzie continuait à caresser le gilet, s’efforçant de faire disparaître les larmes qui commençaient à embuer ses yeux. Elle s’en voulait de ne pas avoir coupé court à ses réflexions plus tôt. Elle n’était pas femme à pouvoir se permettre de tels comportements en public, il fallait absolument qu’elle se contienne. Elisa était presque parvenue à se reprendre lorsqu’elle sentit son portable vibrer. Son souffle se coupa lorsqu’elle vit le nom de son ex s’afficher sur l’écran. Elle sentit à nouveau la détresse l’envahir. Liz plongea son téléphone dans son sac sans même lire le message et reposa immédiatement le cintre sur le portant. Dans une tentative désespérée de quitter la boutique au plus vite pour s’isoler loin des regards, elle heurta malencontreusement un présentoir dont le contenu tomba au sol. Elle grimaça tout en essuyant les larmes qui s’étaient échouées sur ses pommettes puis s'accroupit pour ramasser, consciente qu’il lui fallait se résoudre à affronter l’humiliation publique qui l’attendait.
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