La jeune femme ajuste son jean délavé et enfile un pull confortable, alors que les températures sont encore très fraîches à Hambourg en plein mois de février. Or, d’ici quelques minutes, elle est supposée sortir braver le froid mordant de la saison, non pas pour se rendre au travail - pour une fois - mais pour rejoindre son frère, Louis. La veille, il avait envoyé un message pour qu’ils aillent au bowling cet après-midi. Elle ne pouvait pas refuser, il savait que c’était son jour de repos. De toute façon, elle n’avait pas l’intention de dire non. Passer un peu de temps avec son frère lui ferait le plus grand bien. Et parce qu’elle avait besoin de se défouler, elle n’aurait qu’à imaginer que Mathias était les quilles. Parce que malgré leur explication… Travailler dans le même établissement que son ex, ce n’est pas si simple. Surtout quand on sait comment et pourquoi leur relation s’est terminée, en réalité. Evidemment, quand elle était rentrée de Vienne, il y a quelques semaines, elle était loin de s’attendre à ça. Loin de vouloir

A vrai dire, elle est presque sûre de ne pas être la seule à avoir besoin de parler, de voir du monde. En même temps, ce n’est pas comme si son frère sortait avec deux personnes en même temps. En trouple. Comme si ça n’était pas déjà suffisamment difficile avec une seule personne. Enfin, paraît qu'on ne choisit pas. L’amour ça tombe dessus, simplement. Parfois pour le meilleur. Souvent pour le pire. Y’a qu’à voir le nombre de ruptures, de tromperies, d’histoires foireuses.

Fin prête, le plus simplement du monde en réalité, elle se dirige vers la porte, sort, et l'air frais vient immédiatement saisir ses joues, les colorer en rouge, alors qu’elle rejoint l’arrêt de tram le plus proche, serrant son sac contre elle et resserrant son manteau autour de ses épaules, pour fuir le froid. Il ne faut que quelques minutes avant qu’elle descende et remonte la rue jusqu’au bowling, entrant dans celui-ci pour se mettre à l'abri et y chercher son frère du regard, en vain. Alors elle se tourne vers la caisse, réserve une piste pour eux, paye, renseigne leurs pointures respectives et commande deux boissons, supposant que Louis se montrera vite.

Alors que la jeune femme attend son frère, elle jette un nouveau regard à sa montre et fronce les sourcils. Il n'est toujours pas là, ce qui n'est pas normal. Est-ce qu'il a eu un empêchement ? Elle ose imaginer que si c'était le cas, il l'aurait prévenu. En général, c'est ce qu'il fait. Quand il a un imprévu, il la prévient toujours, pour qu'elle n'ait pas à s'inquiéter. S'il n'a rien dit, c'est étrange. Soit il est en route, soit il s’est passé quelque chose de grave. Elle préfère nettement envisager la première option. Peut-être qu’Eliott ou Ilse l’aura retenue au moment de partir. À moins qu'il n'ait pas vu l'heure. Cela pourrait aussi arriver. Lui envoyant un message, elle essaie de savoir où il est.

Ce n’est pas qu’il est en retard, non, il reste encore cinq minutes avant l’heure de leur rendez-vous, mais de la part de son frère, c’est étonnant. Louis est le genre d’homme à arriver en avance, à penser qu’arriver à l’heure c’est être déjà en retard alors, en général, il est toujours largement à temps aux rendez-vous, quitte à attendre ses invités. Que ce soit elle qui l’attende ? Non, ça, ce n’est pas normal.

Elle pince les lèvres, parcourt de nouveau la salle du regard, au cas où elle l’aurait manqué - des fois qu’il soit parti aux toilettes avant qu’elle n’arrive, par exemple - mais rien. Bizarre. Mais tournant de nouveau la tête en direction des portes d’entrée, elle l’aperçoit enfin qui franchit ces dernières et s’approche d’elle. Ah ! Enfin ! Un grand sourire prend alors place sur son visage, en même temps que le soulagement s’empare d’elle.

"- Hé ! J’ai failli m’inquiéter !"

Faux, elle n’a pas faillit. Elle a vraiment commencé à s’inquiéter, en réalité. Mais le principal c’est qu’il soit là et qu’il ne se soit rien passé de grave. Il n’a juste pas vu l’heure. De sa part, c’est très étonnant, mais les erreurs arrivent même aux meilleurs, à ce qu’on dit. Et puis, il est en avance sur l’heure convenue. Il n’est juste pas à l’heure selon sa propre temporalité, ce sont deux choses complètement différentes !

"- C’est rien, le principal c’est que tu sois là !" souffle-t-elle en l’enlaçant. "Allez, enfile ces superbes baskets, mon pote, que je te mette la pâtée !"

Bien sûr la demoiselle commençait à s’inquiéter de ne pas voir son frère arriver, parce que ce n’est pas dans ses habitudes de ne pas être en avance à un rendez-vous. En général, il est là avant elle, surtout. Et même avant le reste de la famille, quand ils se retrouvent tous ensemble. Comme s’il était réglé comme une horloge. Le voir “en retard” ou pile à l’heure n’est donc pas une chose normale. Du moins pas pour lui. Pas dans son cas. Alors bien sûr qu’elle a commencé à s’inquiéter, à se poser des questions sur ce qui pouvait provoquer un tel retard. Evidemment qu'elle a commencé à envisager le pire. Mais maintenant qu’il est là, devant elle, il n’y a plus lieu de s’inquiéter. Comme il le fait remarquer, tout va bien, en fait. C’est vrai. Tout va bien.

"- Et mon frère a semble-t-il perdu toute notion d’ironie, je suis si déçue ! Vous êtes sûr que vous êtes bien Louis Wahrmann ? Cela devient préoccupant, entre ça et le retard…" remarque la demoiselle, sarcastique, mains sur les hanches, sourire aux lèvres.

Ces chaussures sont loin d’être superbes et elle s’y connaît plutôt bien en mode, c’est clair que ce n’est pas le genre de choses qu’elle porterait à la ville. Ce n’est vraiment pas le genre de choses qu’elle porterait ailleurs qu’ici, au bowling. Les siennes, qu’elle a déjà enfilées, sont d’un goût particulièrement douteux. Mais ces souliers ont le mérite de bien protéger leurs pieds en cas de soucis, même si ça n’est jamais arrivé.

"- Ouai ! pourquoi ça n’irait pas ?"

Elle fait style que tout va bien mais dans le fond, au regard de son frère, elle sait que c’est inutile. Qu’elle vient de se faire griller. Pas comme si elle comptait vraiment lui cacher ce qui la tracasse, cependant. Elle est agacée, troublée et, bien sûr.. Elle a besoin de parler de tout ça avec lui. Sa proposition de bowling était tombée à pic.

"- Si on exclut que Mathias est le chef cuisinier de la brasserie qui m’a embauché, tu vois un problème toi ?" finit-elle par admettre.

Pour perdre toute notion de ce qu’est l’ironie, encore faut-il en avoir déjà eu une, remarque son frère, faisant valoir qu’il n’est donc pas si étonnant que ça qu’il n’ait pas remarqué que sa sœur plaisantait. Mais pour qu’elle trouve ces chaussures de bowling superbes, allant à contre-courant de son sens de la mode habituel… Il ne pouvait évidemment s’agir que d’ironie, bien sûr. Il le sait. Il la fait juste marcher. Ce n’est pas possible autrement. Elle ne voit pas comment il pourrait croire une seconde qu’elle est sérieuse en disant ça. Pas une seconde. Elle sait pertinemment que ce n’est pas le cas. Juste de l’ironie, de la taquinerie.

"- C’est ça, moque toi !" lance la blonde, pinçant les lèvres l’une contre l’autre, l’air amusé. "En attendant, tu n’as toujours pas ces chaussures aux pieds ! Comment est-ce que je te fais mordre la poussière, moi, si tu abandonnes si rapidement le combat !?" s’insurge la jeune femme.

Parce que oui, elle prévoit de gagner. On prévoit rarement de perdre, pour commencer, en général tout du moins. Et ensuite, hé bien, elle a besoin de se défouler, besoin de se changer les idées et d’extérioriser un peu tout ce bordel qui se passe dans sa vie en ce moment, alors qu’elle revient en ville. Parce que, ouais, son ex travaille au même endroit qu’elle. Et ça craint. Ça craint vraiment, même s’ils ont pu discuter un peu de tout ce qui s’était passé, à l’époque. Elle n'est pas vraiment apaisée pour autant. Loin de là.

"- Ouai. En gros “c’est pas ta faute, c’est la mienne, je sais que j’ai merdé, mais je pouvais pas faire autrement…”. En très, très gros…" elle soupire.

La rancune, son plus gros défaut, peut-être. Pas que cela soit une surprise dans la famille, tout le monde sait ça, tout le monde sait qu’elle l’est. Quand on perd sa confiance, la retrouver n’est pas chose facile. Ce n’est pas nouveau, ça a toujours été comme ça, du plus loin qu’elle s’en souvienne.

Son frère baisse les armes, affirmant qu'il va mettre ses chaussures, puisqu'elle se plaint encore, faisant remarquer qu'il n'est toujours pas chaussé et que, dans ces conditions, elle ne pourra pas lui mettre la pâtée qu'elle compte bien lui donner. Alors il s'empresse de les enfiler, avant de demander si elle est contente comme ça, les chaussures fièrement exhibées sur ses pieds.

"- Hé ben voilà ! Tu vois quand tu veux…" taquine la blonde.

Il n'est pas du genre à abandonner, elle le sait très bien, ce n'est pas le genre de la maison comme il dit. Mais ça ne l'empêche pas de le taquiner. Y compris sur la déculottée qu'elle compte lui donner, même s’il affirme qu'elle ne lui fera pas mordre la poussière, parce que pour ça, il faut se lever tôt. Sauf que la demoiselle a de bonnes raisons de penser qu'elle pourra le battre aujourd'hui, risquant de mettre toute sa force, toute sa rage, dans les lancers. Elle fera un ou deux strike dans la foulée.

Évidemment, il se rend rapidement compte que quelque chose ne va pas pour sa petite sœur, pour qu'elle tienne un tel discours. C'est évident. Même si elle a toujours été un peu compétitrice, il remarque bien que là, aujourd'hui, c'est différent. Qu'il y a autre chose.

"- J’ai eu des excuses. Mais…" elle pousse un soupir. "C'est trop facile… Tu ne peux pas briser quelqu'un et lui demander ensuite de te pardonner ! De faire comme si ça n’était pas arrivé." Cette fois, elle grimace. "Au fond… je sais même pas à quoi je m’attendais."

Il fait un gros effort affirme-t-il et elle lève les yeux au ciel. Comment ça, un gros effort ? Parce qu’il pourrait vraiment lui râler dessus ? Impensable. Elle n’y croit pas une seule seconde. Il n’oserait quand-même pas râler sur sa merveilleuse petite sœur. Il n’a jamais été capable de vraiment lui en vouloir, de toute façon. Au pire, s’il commençait à râler, elle ferait ses yeux de chat potté. Il oublierait.

"- T’es sûr de toi ?" demande-t-elle en croisant les bras sur sa poitrine comme pour le défier, le dévisageant en même temps, l’air très sérieux, déstabilisant. "Et si j’fais ça ?"

Elle demande, commençant à battre des cils en adoptant son air de chien battu tout triste, celui auquel il ne pourrait jamais résister, quand bien même il essaierait fortement. Il le sait, de toute façon. Et elle aussi, à vrai dire. Et puis, comme ils ne tardent pas à discuter de son besoin de se défouler et des raisons qui font qu’elle ne se sent pas forcément bien en ce moment, de son besoin de passer ses nerfs sur quelque chose, il comprend rapidement que ce n’est pas vraiment le moment de lui râler dessus. Même si lui aussi a ses propres problèmes, parce qu’on en a tous.

"- Je sais même pas si j’ai juste besoin de temps ou si je pourrai jamais lui pardonner parce que… ça ou me cracher au visage, c’était pareil !"

Et puis elle est rancunière, elle. C’est de notoriété publique dans la famille. Elle a du mal à avancer, du mal à pardonner, du mal à faire la paix. Quand on perd sa confiance c’est toujours difficile de la retrouver. Peut-être que Mathias l’a définitivement perdue, elle ne saurait le dire. Elle ne sait pas si elle peut encaisser ça. Elle sait surtout que ça a fait terriblement mal.

"- Il m’a ghosté après trois ans de relation, qui fait ça !"