Khenan * First collaboration

Une idée du salon
@Khenan Fitzgerald

Dans mon métier, les jours passaient et ne se ressemblaient jamais, quand bien-même certains auraient pu le penser. Certes, chaque jour, c’était le même rituel : je sortais mes crayons ou mon dermographe pour réaliser un tatouage. Je dessinais l’esquisse qui ornerait un jour l’épiderme d’un client ou d’un autre, selon leurs demandes, ou j’encrais leur peau, figeant pour toujours - je l’espérais - mon dessin sur leur corps. Pour le commun, cela aurait pu, alors, sembler redondant. Sembler être un métier où je faisais toujours la même chose. Mais ça ne l’était pas. Pas à mes yeux. Chaque personne qui venait me voir pour un tatouage avait une raison différente de me solliciter. Tous venaient me voir pour une bonne raison. Pour me raconter une idée, une envie, une histoire. Toutes les personnes que j’avais rencontré par le biais de mon métier étaient ainsi différentes, nourries de leur passif, de leur histoire, une histoire à raconter sur son derme. Une histoire que j’avais, moi, non pas la charge de raconter mais de retranscrire selon leurs souhaits.

A ma table de travail au milieu du salon de tatouage aux murs sombres, une feuille blanche devant moi, j’entreprends de livrer une nouvelle histoire, la lumière de la ring light dirigée sur mon papier, que je viens combler de la pointe délicate d’un crayon finement taillée, je suis sortie de mes pensées par le bruit de la clochette à l’entrée, qui me fait quitter la table pour accueillir la personne qui entre.

”- Bonjour, bienvenue chez Under your skin !” le saluais-je comme je l’accueille dans la pièce aux murs ornés de photographies de mes réalisations. Alex notamment. Bien sûr. Austin aussi, un peu.

Cet homme, je ne l’ai jamais vu ici. Premier tatouage ? Je l’ignore. Mais première visite en ces lieux, c’est certains. Aussi je m’emploi à le mettre rapidement aussi à l’aise que possible, l’effet de surprise passé en me découvrant, l’allure masculine aujourd’hui, les cheveux courts et, cependant, d’un rose éclatant. Je déconcerte parfois la clientèle, je le sais, quand je ne fais pas fuir les esprits étriqués.

”- Que puis-je faire pour vous ?” demandais-je, le ton professionnel, l’air sympathique.

Une idée du salon
@Khenan Fitzgerald

Un tatouage n'est jamais anodin. Il doit toujours être réfléchi si l'on ne veut pas le regretter plus tard. Chacun des dessins qui ornent ma peau a une signification qui lui est propre, une signification liée à ma vie, mon existence. Chacun a été pensé pour moi, pour orner mon épiderme jusqu'à la fin. Tous ont été dessinés pour n'être jamais regrettés ni retirés et c'est toujours une chose à laquelle je tente de sensibiliser mes clients. Lorsque je sens qu'un projet est bancal, peu profond, qu'il pourrait être une mauvaise idée, surtout, je le fais remarquer. Je n'encre pas comme une serial tatoueuse prête à tatouer tout et n'importe qui, tout et n'importe quoi, pour empocher l'argent. Certes, de mon business je dois bien vivre. Pour autant, ce n'est pas à mon sens au détriment des clients que je peux y parvenir. Moralement cela ne me serait pas possible. J'ai une éthique. Une éthique qui m'a plusieurs fois poussé à demander à un client potentiel de reconsidérer ses désirs, son projet, pour le rendre plus accessible. Le lisser, en quelque sorte. Si ma personnalité ne l'est pas, il me serait difficile d'imposer à d'autres le même chemin. C'est une voie que je me refuse d'emprunter. Aussi, alors que le client ne semble pas avoir une idée précise de son tatouage, seulement une envie d'encrer sa peau, je ne peux m'empêcher de froncer les sourcils et le détailler de haut en bas.

”- Premier tatouage ?”

Il me semble que c'est bien le cas. Et sa demande, finalement, ressemble à d'autres que mon métier m'amène à recevoir. Il n'est pas le premier qui vient un peu sans idée, avec la seule envie d'orner sa peau d'un motif indélébile. Pour autant ce genre de démarche appelait toujours à ma sécurité. Mon professionnalisme. Découvrir le tatouage idéal pour un client était une chose, mais s'assurer que son choix soit réfléchi en était une autre. Je ne l'encrerai donc pas sous peu, de sorte qu'il puisse nourrir et mûrir son projet, selon les réponses qu'il me donnerait.

”- Parlez moi un peu de vous. Qui vous êtes, ce que vous aimez… racontez vous.” demandai-je avant d'orienter un peu plus mes questions. ”Depuis quand pensez vous à vous faire tatouer ?”

Répondre à cette question me donnerait un aperçu, un spectre, des réflexions qu'il avait pu avoir pour le conduire jusqu'ici dans mon salon de tatouage. Alors j'aurais une idée de l'implication qu'il avait mit dans ce projet comme de ses motivations.

Une idée du salon
@Khenan Fitzgerald

Interroger un patient sur sa personne, découvrir qui il est, ce qu’il fait, ce qu’il aime, voilà autant de précieuses informations qui peuvent me permettre de trouver le tatouage idéal pour ce dernier tout en évaluant, aussi, le sérieux de la demande et la réflexion qu’il y a eu, ou son absence, derrière une potentielle commande. Face à un client que je ne connais pas, que je rencontre pour la première fois et, qui plus est, ne sait pas véritablement, encore, ce qu’il veut, c’est définitivement la meilleure des approches à mon sens, celle qui me permet, le plus, de cerner la personne qui se tient face à moi. Celle qui me permettra, à terme, de déterminer le meilleur motif à lui proposer et, d’ailleurs, j’attrape un crayon et une feuille de papier pour noter à la volée les informations que me fournit mon interlocuteur.

Un soleil levant, le chiffre 5, la Jamaïque, telles sont les informations qui, petit à petit, viennent maculer ma feuille de leur présence, tandis que mon interlocuteur continue de parler, débitant les informations les unes après les autres. Et je ne l’entends, vraiment, que d’une oreille, comme mon esprit se perd d’ores et déjà, lui, dans les idées que cette conversation vient faire naître dans mon esprit. Un livre, bientôt, rejoint les idées déjà présentes suivie des mots nature, animaux, lune, nuit. Magie. Je note ces mots, ces informations, les uns après les autres, dessinant déjà l’esquisse brève d’une idée. Si je ne propose rien de défini ni de définitif aujourd’hui, l’homme aura sûrement, cependant, une proposition sous peu alors qu’il n’est pas avare des informations qu’il me donne.

”- Ce sont des informations déjà précieuses.” assurais-je comme l’homme s’inquiète de savoir ce que je pourrai vouloir savoir d’autre.

Des informations précieuses qui, du reste, en disent long sur l’homme qui me fait face et la dualité qui opère en lui. Si son nom est solaire, il semble que pour sa part il soit davantage un enfant de la nuit. Je ne peux que le comprendre. Pour moi aussi, elle est pleine de mystère, de magie. Je peux comprendre l’inspiration dont elle le nourrit. Il en va de même pour moi. La nuit a cela de mystérieux et magique qu’elle nourrit les rêves et, au-delà, l’inspiration également.

”- Donc vous voulez un tatouage pour votre anniversaire. Quand aura-t-il lieu ?” questionnais-je de nouveau, mon regard se posant sur ma feuille pour relire les éléments qui m’ont déjà été donnés. ”Je pourrai vous faire plusieurs propositions de dessins en prenant en compte les éléments que vous m’avez donnés. Je pourrai vous les faire voir, retravailler dessus pour peaufiner les détails et, à terme, il sera possible de passer à l’encrage. Vous avez conscience que cela prendra donc quelques semaines ?” questionnais-je en reportant mon attention sur lui. ”Aviez-vous une idée de la taille envisagée, de l’emplacement ? Y a-t-il des motifs qui vous déplaisent fortement ?”