Astrée * Sisters in sadness

Il était rare que Eleonora Richter prenne du temps pour elle. C'est pourtant ce que l'infirmière allait faire aujourd'hui, alors qu'elle devait retrouver une amie dans un petit bar à vin, en ce jour où elle ne travaillait pas. De quoi fuir la solitude de sa maison, la tristesse et le silence de ses murs. Les jours de repos étaient toujours pour elle les plus terribles, les plus sombres, alors qu'elle avait l'esprit trop libre pour penser, pour se tourner vers sa fille, vers cette vie détruite qui était la sienne. Les jours de travail, elle avait toujours quelque chose à faire, toujours l'esprit occupé par ce qu'elle faisait. Elle n'avait pas le temps de penser à sa vie, pas le temps de songer aux fantômes de son existence. Mais dès qu'elle quittait l'hôpital, elle retrouvait ces démons qui la poursuivaient depuis des années, qui ne la quitteraient jamais, pas tant qu'elle n'aurait pas retrouvé son enfant. Un enfant qu'elle ne reverrai peut-être jamais, malgré tous ses espoirs, malgré sa certitude que sa fille était encore vivante.

Une certitude que malheureusement, son amie Astrée n'avait pas. Cette dernière avait perdu son fils il y a longtemps déjà, sans possibilité de retour, alors qu'une maladie l'avait malheureusement emporté beaucoup trop jeune. Avoir cette femme dans son cercle de proche permettait à Eleonora, parfois, de s'estimer chanceuse. Lui rappelait qu'il y avait plus malheureux. Qu'il y avait d'autres malheurs. Et parfois, elle songeait avec amertume qu'Astrée avait au moins pu faire son deuil, un deuil qui ne lui était pas permis, qu'elle ne pourrait jamais faire même si on lui assure que les chances de retrouver Isadora en vie sont quasi nulles. Pas de corps, pas de mort. La source de l'espoir. L'enfer de l'attente. L'impossibilité du deuil.

Elle devait précisément voir Astrée aujourd'hui, alors qu'elles avaient prévu de se retrouver dans un bar à vin un peu chic d'Hambourg, histoire de se changer les idées toutes deux. Une mission qui semblait tenir à cœur à l'ensemble de ses proches dernièrement, puisqu'elles n'étaient pas moins de 3 à avoir proposé dernièrement à l'infirmière de boire un coup, un de ces quatre. Aujourd'hui, donc, ce serait avec Astrée. Et assise à une table, un peu en avance, l'infirmière en repos attend son arrivée.

Alors que la quadragénaire attend l'arrivée de son amie, cette dernière se fait attendre quelque peu, si bien que la blonde se perd vaguement dans son téléphone portable pour lire l'actualité, se perdre dans les faits divers. Une habitude qu'elle avait acquis avec le temps alors qu'elle cherchait toujours à savoir si par hasard il n'y aurait pas des pistes pour retrouver sa fille dans les journaux. Sait-on jamais qu'une demoiselle un peu perdue ou quoi que ce soit fasse parler d'elle. Ou qu'une demoiselle soit retrouvée et hospitalisée dans un état inquiétant. Chaque fois, elle espère. Chaque fois elle est déçue. Déçue de ne rien voir, de ne rien trouver, rien de tangible. Rien qui lui permette de dire que c'est bien sa fille qui pourrait être de retour. Bien sa fille qui pourrait réapparaître.

Reportant son regard sur la porte d'entrée du bar à vin, la quadragénaire observe les personnes qui entrent dans la pièce tour à tour, cherchant à voir si son amie ferait son apparition, mais cette dernière continue de se faire attendre un peu. L'infirmière avait été trop en avance, de son côté. Rien d'alarmant. Mais quand Astrée arrive enfin, elle semble inquiète à l'idée d'avoir trop tardé, que la blonde l'attende depuis trop longtemps.

”- Non ce n'est rien ne t'en fais pas.” assure Eleonora.

Et en même temps de toute façon elle n'a pas vraiment mieux à faire. Si elle n'avait pas attendu son amie ici dans le bar elle l'aurait attendu chez elle ou s'y serait ennuyé comme à son habitude, le regard rivé sur un mur, l'esprit perdu dans ses pensées et ses espoirs. La blonde ne vit plus et depuis longtemps. Elle survit, seulement.

”- Tu vas bien ?” demande l'infirmière. ”Et ta fille ?” poursuit elle.

Un voile passe dans ses yeux, qu'elle chasse immédiatement. Ce n'est pas le temps pour elle de s'en faire, encore moins de s'inquiéter de ses tourments, de ses problèmes. Astrée a les siens également. Terribles.

”- On part sur l'offre dégustation pour pouvoir goûter plusieurs variétés ? Ou tu préfères prendre une bouteille ?” s'enquit l'infirmière.