WEIHNACHTEN ★ Dinckel Bell Rock !

Noël. Ce rendez-vous a toujours provoqué en moi un cocktail de sentiments intenses et contradictoires. Lorsque j’étais enfant, je ne voyais que la magie. J’étais ébahie devant les guirlandes lumineuses, transportée par l’odeur de sapin mêlée à celle de la cannelle et des écorces d’agrumes, émerveillée par les flammes qui dansaient sur les couronnes de l’Avent, enchantée lorsque ma mère se mettait au piano et entamait les premières notes de Stille Nacht, envoutée par tous les mystères qui entouraient cette fête. Je crois que ce que j’aimais le plus sans pouvoir tout à fait le formuler, c’était la sensation de voir nos liens familiaux sacralisés par nos rituels. La veille de Noël, j’adorais faire le tour de la maison avec la discrétion d’une petite souris et regarder mes proches évoluer dans le tourbillon des préparatifs, juste les regarder avec de grands yeux remplis d’étoiles et sentir une douce chaleur m’envelopper. Le temps avait passé. Les rancœurs, les divergences et les désillusions étaient venues entacher la magie. J’avais longtemps espéré la retrouver, ressentir à nouveau ce lien presque mystique nous unir dans la nuit du vingt-quatre décembre mais pendant de nombreuses années, Noël n’avait été qu’un cycle d’attentes, de tensions et de déceptions noyées dans le champagne. J’avais fini par me résigner, par me rendre au réveillon en m’attendant au pire, par trouver ma dose de charme hivernal à travers d’autres récits. Ce soir pourtant, tandis que j’accroche avec minutie une boule de Noël sur le sapin du penthouse, il me semble percevoir une forme d’enchantement dans l’air et ça me fait sourire.

C’est une boule ancienne, dorée, en verre soufflé striée de quelques rainures en forme de flocons, je crois qu’elle date du début du siècle dernier. Elle semble à peine abimée par le temps alors qu’elle a traversé quatre générations de Dinckel. Lors d’un récent passage à Berlin il y a quelques semaines, j’avais discrètement récupéré un petit carton de décorations de Noël qui attendait patiemment son heure au fond du garage de la maison familiale. A travers ces souvenirs de nos hivers d’antan, j’avais pour projet de ramener à mon frère quelques bribes de la magie de notre enfance dans l’espoir de le voir sourire ne serait-ce qu’une seconde malgré sa douloureuse rupture. La situation a depuis évolué de manière spectaculaire et la soirée s’annonce bien plus sereine que dans mes prévisions, d’autant plus que Garrett et moi avons eu l’idée de génie d'envoyer nos parents passer Noël en mer dans les Caraïbes. Au final, c'est moi qui me retrouve presque bouleversée face à ces reliques de mon passé tandis que quelques épines tombent sous la pression de mes doigts qui glissent doucement les boucles en satin autour des branches.

J’ai toujours eu un penchant pour la nostalgie. Je ne sais même pas si les instants révolus dont je tente de capturer à nouveau l’essence ont véritablement existé mais il m’est si facile de me perdre dans les méandres de ma mémoire. J’accroche une nouvelle boule peinte à la main représentant un groupe d’enfants patinant sur un lac gelé. Ce geste, je l’ai reproduit tellement de fois. Quand j’étais toute petite et que mon père me portait dans ses bras pour que je puisse habiller la partie la plus haute de notre gigantesque sapin sous le regard attendri de ma mère. A l’époque où mon frère rentrait de l’armée pour les fêtes et où je me levais brusquement du canapé au beau milieu d’une conversation, prétendant parfaire l’agencement des décorations sur l’arbre afin de masquer mon émotion face à la perspective de le voir repartir trop vite. A l’occasion de mes premiers Noëls avec mes neveux, lorsque c’était moi qui les prenais dans mes bras pour qu’ils ornent le conifère. Je sens le poids des années sur mon être. Ce n’est pas désagréable, il me semble qu’il m’ancre dans le sol. Elles sont là, mes racines. Je parviens de plus en plus à les distinguer du reste, de ce qui n’a pas d’importance et des mauvaises herbes dont je m’efforce de me débarrasser depuis si longtemps. J’accroche une dernière boule puis je fais un pas en arrière. Il est beau, ce sapin. Il est beau et je suis prête à créer de nouveaux souvenirs.

Noël. Noël est une fête assez particulière. Tout le monde ne le fête pas de la même façon, cette fête n'existant pas dans certaines religions. Mais pour la famille Dinckel, elle était sacrée. Petits déjà, Inga et Garrett passaient du temps à décorer la maison de leurs parents, à peaufiner le grand sapin qui était acheté, chaque année.

Cette année, ils avaient eu la grande idée d'envoyer les parents suffisamment loin pour qu'ils ne réclament pas leur repas de famille, repas qui durait des heures et n'était pas franchement agréable pour Inga. Ni pour Garrett, d'ailleurs. Vous imaginez bien, si on s'en prend à la trentenaire, son grand frère ne peut pas bien le prendre, bien au contraire. Il détestait ça. Mais elle était assez grande pour se défendre, désormais. D'autant plus qu'il s'y connaissait bien mal sur le sujet qui revenait tout le temps, le véganisme.

Ce soir serait une bonne soirée, un bon réveillon sans prise de tête. L'homme de la maison avait passé la journée, aux côtés de sa douce, à faire à manger, à tout préparer dans les moindres détails. Il n'y avait pas de raison de se pendre la tête mais il voulait que tout soit parfait dans les moindres détails. C'était la première fois qu'ils passaient le réveillon en si petit groupe mais c'était également la première fois qu'il le passait avec Lisa. C'était très important pour lui. Vraiment très important.

Un peu après la nuit tombée, il avait reçu un appel du bureau, il devait passé. Alors il avait déposé un baiser sur le front de Lisa et s'était enfui. Inga avait les clés. Ils feraient la soirée tous les deux, rejoints par Lisa un peu plus tard. A aucun moment il ne s'est dit qu'il aurait la chance de voir l'un de ses enfants, ce soir. Ce serait sûrement le plus beau cadeau qu'il puisse avoir en cette fin d'année. Mais ça, il l'ignorait totalement. Pour le moment, tout du moins. Il allait passer un moment avec sa sœur et sa petite amie, il ne pouvait pas rêver meilleure soirée.

Sur le chemin du retour du tribunal, il est passé à la pâtisserie récupérer sa commande. Tant pis pour la tradition chrétienne qui voulait un jeûne jusqu'au 25. Ils n'auraient pas de salade de pomme de terre pour ce soir. Oh non, c'était hors de question. Ils allaient échapper au délicieux plat qui était préparé avec soin tous les ans dans le but de faire grogner la cadette qui ne mangeait pas de viande, pas ce qui pouvait être d’origine animale. Ce soir, il y en aurait pour tout le monde. Chacun aurait quelque chose qu’il aime tout en restant dans le véganisme total. Garrett, lui, aurait le bonheur de rendre heureuses les deux femmes les plus importantes de sa vie. Rien ne pourrait lui faire plus plaisir en ce jour. Enfin, avant qu’il apprenne la venue de son grand garçon.

La porte de l’appartement s'ouvrit. Celui-ci était déjà éclairé alors qu’à l’extérieur, le soleil était couché depuis déjà un bon moment. Cela n'inquiète pas un instant le propriétaire des lieux. Inga avait les clés de l’appartement et il la savait déjà arrivée. Il prend son temps pour retirer sa veste et ses chaussures. Il lui suffit seulement de quelques pas pour poser le regard sur le sapin décoré et les deux personnes présentes alors qu’il ne devrait y en avoir qu’une seule. Le long du dos de Jeremy, il laissa son regard remonté. Il n’y croyait pas. Il laissa tomber le dossier qu’il tenait dans une main sous la surprise, la boîte de gâteau lui échappant presque également. Il la posa doucement sur un meuble pour faire se retourner son garçon. A Inga, il avait offert un petit sourire, pour le moment. Il voulait être certain que c’était bien Jay, que l’un de ses garçons venait près de lui, qu’il allait retrouver l’un de ses fils.

“Jay… Tu restes pour le réveillon avec nous ?”

Les dix derniers jours avaient donnés à Lisa l'impression de passer à une allure folle. Après avoir retrouvé Garrett le soir de leur anniversaire, tout s'était enchaîné très vite pour la demoiselle dans ses préparatifs de Noël. À quelques jours de la date fatidique, ses plans s'étaient ainsi vus remis en cause par ses retrouvailles avec son amoureux et la nouvelle direction que prenait leur histoire d'amour, sans plus aucun mensonge ni séparation. Pour la toute première fois, ils auraient l'occasion de passer le réveillon de Noël ensemble et non séparément chez leurs parents respectifs. Pour Lisa, ce tournant dans ses projets s'accompagnait donc d'une nouvelle mission cadeaux. Si ses cadeaux pour sa famille étaient tous déjà prêts, il lui avait fallu courir les magasins afin de trouver de quoi ravir sa belle-sœur mais également Garrett, bien évidemment. Et ce n'était pas les seuls cadeaux qui s'étaient ajoutés à sa liste, puisqu'elle avait aussi tenu à trouver quelque chose pour chacun des trois garçons de son cher et tendre, sans avoir la certitude qu'elle les verrai en ces fêtes de fin d'année, Garrett ayant lui-même bien peu de nouvelles de la part de ses fils.

La journée du réveillon, particulièrement, avait été riche en préparatifs. Si le sapin avait été installé dans le salon et décoré quelques jours plus tôt, presque au lendemain du retour de Lisa au penthouse, il restait tout de même un tas de choses à faire en cuisine comme pour la décoration de table et Garrett ayant eut l'idée de proposer un menu totalement vegan, ils avaient dû s'affranchir de certaines habitudes et se montrer particulièrement attentif dans les recettes pour ne pas commettre d'impair et régaler la tablée pour le repas. Le tout en musique de Noël, à se taquiner l'un et l'autre dans leurs préparatifs, Garrett finissant avec de la farine dans les cheveux, sa belle éclatant d'un rire coupable, fier, taquin.

Et puis Lisa ne devait pas trop traîner chez eux comme elle devait filer à sa distribution de repas avec sa mère, tradition annuelle pour les deux femmes. Comme elle devait retrouver sa maman vers 17:30 afin d'être à l'heure et qu'il serait déjà vingt heures quand elle rentrerait, il fallait qu'elle se prépare avant, même si elle resterait très sobre. L'ambiance chill de la soirée à venir irait parfaitement, ainsi, avec les contraintes de la distribution.


La distribution est terminée. Du moins pour Lisa. D'autres viennent prendre la relève pour le service suivant tandis que la demoiselle va pouvoir s'éclipser pour rejoindre sa soirée. Une soirée particulière pour elle. Ce serait la première fois qu'elle passerait un réveillon sans sa maman. La toute première fois. En faisant face à Ruth, Lisa se sent prise d'une émotion vive, qui la fait enlacer sa mère. L'an prochain, c'est sûr, elles le fêteront de nouveau ensemble. Lisa invitera sa famille. Ils s'organiseront mieux. Ils auront des semaines pour ça. Ce ne sera pas un changement de plan en dernière minute, Lisa s'en fait la promesse. Si cette année sa maman n'avait pas voulu faire faux bond à sa famille et changer ses plans, il en serait tout autrement l'an prochain. Lisa se presse un peu plus contre sa maman en s'en faisant la promesse, Ruth glissant ses doigts entre les mèches blondes.

"- Bonne soirée maman…" souffle Lisa.
"- Passe un joyeux réveillon ma chérie..."

Enfin, Lisa parvient à s'arracher aux bras de sa mère, s'empressant de rejoindre sa voiture pour prendre la direction du penthouse, envoyant un SMS à Garrett pour le prévenir et allumant la musique en bluetooth avant de démarrer. La voix de Lana del Rey, d'un coup, envahit l'habitacle et la demoiselle chante avec elle, tandis que la voiture file dans les rues illuminées de la ville, s'arrêtant finalement du côté de Jungfernstieg. Ouvrant la porte du garage via le bippeur, Lisa gare son véhicule à côté de celui de Garrett avant de sortir, rejoignant l'ascenseur. Appuyant sur le bouton du dernier étage, elle lève le regard sur l'indicateur numérique, regardant les étages se succéder avant de sortir. Elle rejoint la porte d'entrée ornée d'une couronne de gui et Lady jappe immédiatement dans le penthouse, courant jusqu'à la porte d'entrée qu'elle commence à gratter, remuant la queue jusqu'à ce que sa maîtresse entre, posant ses clés sur le guéridon. L'animal, déjà, se frotte à ses jambes, quémandant une caresse que Lisa s'empresse de lui donner.

"- J'suis rentrée !" annonce-t-elle comme si ça n'était pas déjà évident.

Gratouillant encore un peu l'animal, la jeune femme se redresse finalement, posant son sac sur la patère avant de gagner la pièce à vivre.

"- Chaton tu..."

Elle s'arrête d'un coup en appercevant Inga et Garrett installés sur les canapés en compagnie de Jérémy qu'elle ne s'attendait pas à voir ce soir. Garrett ne lui avait pas dit. Lisa semble gênée, d'un coup. Elle ne l'a pas revu depuis fin octobre.

"- Salut Jay..."

Mon regard se perd le long des épines du conifère et je sens mon cœur percuter mon sternum. Mon sourire se dilue dans un sentiment mitigé et teinté d'appréhension. Ai-je un jour seulement connu un bonheur pur ? Est-ce qu'une telle entité existe ? Je souris un instant à l'écoute de mes propres songes qui empruntent toujours les mêmes routes sinueuses puis je remarque le silence. La musique que j'avais lancée pour accompagner les préparatifs s'est brusquement interrompue. Je suis seule dans ce grand penthouse, je suis une pièce égarée qui attend d'autres pièces égarées. Nous nous apprêtons à construire notre propre puzzle et à célébrer une forme d'unité sereine en fermant les yeux sur son prix mais cela reste du bricolage, une mosaïque de faïence brisée. Je n'ai jamais réussi à faire le deuil de ce que je n'ai jamais eu, de ce dont je parvenais de temps à autre à parfaire l'illusion. Presque. Il y a toujours eu cette goutte d'encre vénéneuse pour m'empêcher de me leurrer. Ce soir, c'est différent. C'est à la fois une victoire et un renoncement. Je soupire et je file vers la cuisine. Une douce odeur d'épices et d'agrumes s'échappe du vin chaud qui infuse sur le feu. Je transfère la boisson dans un thermos que je rapatrie dans le coin salon. C'est alors que la sonnette retentit.

Un mélange de joie, de soulagement et d'impatience se lève en moi lorsque je reconnais la silhouette de mon neveu derrière le judas. C'est le visage illuminé d'un sourire sincère que j'ouvre la porte, fière de voir mes efforts des dernières semaines récompensés. Il en avait fallu, du talent de persuasion et de l'acharnement pour le convaincre de passer le réveillon avec son père. Le suspense avait été ménagé jusqu'à la dernière minute mais j'avais l'intime conviction qu'il finirait par accepter. « Je suis tellement contente que tu sois là ! » Je l'accueille en le serrant dans mes bras puis je l'invite à rejoindre le salon. Il ne tarde pas à complimenter le sapin et sa remarque élargit mon sourire. « J'ai juste mis la touche finale. » J'observe un instant mon neveu, tâchant de me faire discrète tandis que je songe à la manière dont notre relation a récemment évolué. J'ai passé plus de temps avec lui ce dernier mois qu'au cours de la dernière décennie et je crois que j'ai enfin pris conscience qu'il est devenu adulte. Depuis qu'il égaie régulièrement mon loft de sa présence, nous avons beaucoup partagé, beaucoup ri, beaucoup discuté. D'égal·e à égal·e.

Je sursaute en entendant un bruit de clé dans la serrure. C'est sans doute Garrett. Je me retourne promptement vers la porte puis je regarde mon frère faire son apparition, les bras chargés de victuailles. Je ne décolle pas mes yeux écarquillés de son visage, peinant à dissimuler un large sourire, dévorée par la hâte de voir sa réaction lorsqu'il remarquera la présence de Jeremy. Particulièrement fière de ma petite surprise, je me délecte en silence de ces instants d'émotion, laissant le père et le fils à leurs retrouvailles. A peine avons-nous pris place sur les canapés que du raffut se fait à nouveau entendre du côté de l'entrée. En observant Lady traverser l'appartement telle une fusée, je réalise que Lisa que je devine derrière la porte risque également de tomber des nues face à Jay. Je choisis de rester optimiste et de me dire qu'elle, Garrett et moi avons surmonté des situations bien plus embarrassantes. Lorsque l'étudiante se fige devant nous, un air gêné sur le visage, je m'empresse de désamorcer la situation à l'aide de mon arme secrète. « Salut Lisa ! Vin chaud ? » Sans attendre la réponse de la jeune femme, j'attrape le thermos et je commence à remplir les verres déjà disposés sur la table basse. Le malaise n'est pas le bienvenu ce soir.

Les fêtes de fin d'année étaient faites pour la famille. Il était tout simplement impensable de les passer autrement. Et s'il y avait une chose que Garrett avait grandement redouté, cette année, c'était que sa famille se retrouve totalement disséminée, qu'il ne sache pas qui était où. Que l'un de ses garçons passe Noel seul, peut-être dans un endroit un peu trop louche. C'était simplement hors de question. Ils ne méritaient pas ça.
Avoir la chance de passer cette soirée avec Lisa et Inga, loin des grands-parents Dinckel, c'était déjà un exploit. Quelque chose qui l'avait poussé à se surpasser, à préparer tout dans les moindres détails et ce depuis quelques jours déjà. Pour que tout soit parfait pour ses deux princesses.

Mais également pour Jeremy, visiblement. Qui avait bien pu l'inviter ? Inga ? Alors, Jay préférait passer cette soirée avec son papa plutôt qu'avec sa maman ?
Alors qu'ils allaient s'installer sur le canapé, le juge déposa un rapide baiser sur la joue de sa sœur pour la saluer avant de s'asseoir près de son fils pour le prendre un peu dans ses bras et le serrer avec force. Il lui avait vraiment manqué. Il avait presque peur de s'être endormi dans la voiture sur le parking de la boulangerie, les desserts posés sur le siège passager. Il avait peur que ça soit un mirage.

"Bien évidemment, que je veux de toi ! Inga, tu aurais au moins pu me prévenir ! J'aurais pu faire un peu plus à manger !"

Lady qui faisait la folle dans l'entrée, il n'y avait pas du tout fait attention. Il ne remarqua Lisa que lorsqu'elle parla. Se relevant doucement, il laissa sa sœur servir les boissons. Et, sans oublier d'ébouriffer un peu les cheveux de son fiston, plus parce que ça lui avait manqué que pour le taquiner, il rejoint sa compagne pour lui voler un rapide baiser.

"Je lui ai dit qu'il pouvait rester, j'en ai envie… Ca va bien se passer." dit-il doucement avant de partir dans la cuisine avec les desserts, pour les mettre au frais. Il récupéra au passage tout ce qui avait été fait pour l'apéritif et qui avait besoin d'être servi au dernier moment pour les amener jusqu'à la table basse.

Les plans pour la journée étaient précis dans l'esprit de Lisa. Clairs. En partie. Elle aidait Garrett en cuisine pour préparer leur repas du soir, rejoignait sa mère pour leur traditionnelle distribution de Noël aux démunis, puis elles rentrait au penthouse pour célébrer le réveillon avec Garrett et Inga tandis que sa mère de rendait dans sa famille que Lisa retrouverait pour sa part le lendemain pour le déjeuner. Dans la tête de Lisa tout était rodé pour ce soir, donc. Simple. Ce serait la première fois qu'elle revoyait Inga depuis qu'elle était revenue s'installer au penthouse une semaine plus tôt, mais cela n'avait rien d'angoissant alors qu'elles s'étaient déjà revues depuis que Lisa avait apprit la vérité sur Garrett. Et puis elle avait pardonné à Inga son implication dans les mensonges de Garrett.

Seulement Lisa ne s'était pas attendu à devoir faire face à un fils de Garrett ce soir. Et si elle n'avait pas peur de voir Inga, elle devait bien avouer pour être honnête qu'elle était beaucoup moins rassurée par la perspective de croiser un fils Dinckel. Que ce soit Jeremy ou l'un de ses frères. Lisa avait peur, Garrett le savait. Ils en avaient parlé au gala tous les deux. Et la peur que les fils de Garrett la détestent ne s'était pas estompé chez Lisa. Pas du tout. Pas plus que sa peur d'être une belle mère catastrophique, alors qu'elle n'avait jamais imaginé l'être un jour.

Elle avait détruit leur famille. Malgré elle, sans le savoir, certes. Mais quelle différence cela pouvait-il faire aux yeux des garçons ? Surement aucune. Et elle ne pouvait pas leur en vouloir. Elle pouvait comprendre. Parce qu'elle avait elle aussi vu sa famille éclater à cause d'une femme. Même si elle n'avait jamais rencontré celle-ci, la responsable du divorce de ses parents, cela ne l'avait pas empêché de nourrir pour cette inconnue une franche inimitié. À cause d'elle elle avait perdu sa famille. Et au-delà de ça elle avait aussi totalement perdu son père.

"- S'il te plaît oui." répond Lisa comme Inga propose un verre de vin chaud à la demoiselle.

Reposant Lady par terre comme Garrett approche, Lisa se laisse envelopper par les bras de ce dernier comme il vient lui voler un baiser, avant d'évoquer la présence de Jeremy ce soir. Lisa hoche la tête. Bien sûr que Jérémy pouvait rester et elle ne pouvait que comprendre que Garrett ait envie d'avoir son fils auprès de lui ce soir.

"- Oui, oui bien sûr, tu es le bienvenu Jeremy." assure Lisa.

Mais comme elle parle son estomac se tord sous l'effet de l'angoisse. Tout allait bien se passer ? Elle n'en était pas sûre. L'idée que Jeremy la déteste ne parvient pas à quitter son esprit. Et comme Garrett rejoint la cuisine ouverte, Lisa lui emboîte le pas pour aller chercher les plats elle aussi, gérant son stress tant bien que mal en cherchant à s'occuper. Et posant à son tour des plats sur la table basse, elle prend place dans un fauteuil, laissant le canapé aux Dinckel.

Plantée au milieu de la pièce, je ne quitte pas les deux hommes des yeux.  J'observe leur langage corporel et je m'amuse silencieusement de leur embarras. Parce que c'est moins troublant que de s'attendrir. Parce que c'est plus apaisant que de s'énerver contre les bâtons qu'on se met dans les roues par peur ou par ego. Jamais je n'aurais laissé Jay passer cette soirée seul. S'il n'avait pas frappé à la porte, je serais rentrée prématurément au loft. Nous aurions commandé n'importe quoi sur une application, ouvert une bonne bouteille de champagne et je me serais confrontée à l'épreuve du double-réveillon. Fort heureusement, mon neveu m'avait évité de tester les limites physiques de mon estomac.

Garrett s'adresse à moi, déplorant le fait de ne pas avoir pu anticiper la venue de cet invité surprise. Je crois deviner sa crainte de ne pas être à la hauteur, son appréhension de gâcher cette opportunité de renouer avec son fils, cette occasion qui le prend totalement au dépourvu. Je lève un sourcil tout en dégainant mon fameux sourire en coin. « Avoue que ça aurait été moins drôle ! » Moins drôle et sans doute contre-productif. Je ne sais que trop bien à quel point se cacher derrière des préparatifs ou s'emmurer par appréhension peut nuire à l'authenticité, à la connexion. Or, ce dont mon neveu et mon frère ont le plus besoin ce soir, ce n'est pas d'une tonne de nourriture. « Et puis ça t'évitera de manger la moitié du gâteau ! » J'élargis mon sourire à l'excès puis je file m'assoir à côté de lui. Je passe brièvement ma main sur son épaule pour le rassurer, persuadée que tout irait bien.

Lisa ne tarde pas à faire son entrée, ravivant quelque peu le niveau de tension dans le loft. J'avais bien évidemment pris en compte ce paramètre avant de convier Jay au réveillon et j'avais fait le pari de provoquer cette rencontre comme on retire un pansement d'un coup sec, quitte à passer pour une indélicate. Garrett et Lisa auront sans doute toutes les peines du monde à transformer l'essai de leur nouveau départ sous la bannière de l'honnêteté si la jeune femme ne parvient pas à trouver sa place dans le monde merveilleux des Dinckel. En outre, de manière très égoïste, je n'en peux plus des malaises qui n'ont pas lieu d'être. Avec Joah, ce sera une autre paire de manches mais à chaque soir suffit sa peine. Armée de mon thermos de vin chaud, je viens à la rescousse des convives que je sers généreusement en commençant ma tournée par Lisa. Dans trois ou quatre verres, tout le monde sera beaucoup plus détendu. Je me rassieds sur le canapé et hume le breuvage en fermant les paupières, laissant les épices ravir mon odorat.

J'approche mon visage du liquide sombre et aussitôt, les émanations capiteuses de la boisson me montent à la tête. Je suis seule dans la cuisine des Dinckel. Au loin, j'entends le tintement des couverts et l'éclat des conversations. Décembre 2019. Je suis là. Je suis là sans y être. Il me semble que la matière pourrait se désintégrer sous mes doigts à chaque instant. J'attrape une bouteille de mousseux entamée, j'entrouvre la porte-fenêtre puis je vais m'assoir au bord de la piscine, défiant l'univers de me faire ressentir quelque chose, ne serait-ce que le froid mordant de l'hiver. Décembre 2020. Mon visage s'éloigne de la surface de mon verre. J'ai l'impression de m'être étirée jusqu'ici. J'ai fait preuve de souplesse mais je suis encore la fille au bord de la piscine. Lorsque je reprends contact avec la réalité, l'apéritif est déjà servi. Je souris en regardant la table basse recouverte de mets appétissants. « Wow ! » J'attends que tout le monde soit installé puis je lance les hostilités en levant mon verre de vin chaud, arborant mon plus beau sourire de cérémonie. « A la vôtre ! »

Cette soirée était très importante. Ce n’était pas n’importe quelle soirée chaque année mais là, elle avait une saveur totalement différente. Pour le moment, c’était un petit goût d’angoisse dans le ventre. Il avait l’occasion d’essayer d’arranger les choses ce soir avec Jeremy si celui-ci l’acceptait. Tout en installant l’apéritif sur la table basse, il prit une petite inspiration, pour se vider un peu la tête. Il n’allait pas commencer à se la prendre tout de suite alors que tout se passait bien ? Ce n’était pas du tout le moment de paniquer, tout allait pour le mieux, pour le moment. Mais justement… Fallait-il qu’il demande à Jeremy de discuter un peu, quitte à laisser Lisa et Inga tout de suite ? Mais ce n’était pas non plus le meilleur moment, ils venaient à peine d’arriver. Il ne savait pas vraiment quoi faire pour le moment et craignait presque que la situation dérape. Pourtant, il n’y avait pas de raisons que cela arrive, ils étaient en famille ?

Le quarantenaire s’assit tranquillement près de son garçon pendant que son verre était rempli. Il sourit finalement doucement en glissant un bras dans son dos pour le serrer fortement contre lui quelques secondes. Son garçon lui avait terriblement manqué, ils allaient passer une bonne soirée, cela ne faisait absolument aucun doute. « Inga t’a fait visiter ? » demanda-t-il tranquillement en posant les yeux sur sa petite sœur. Lâchant finalement Jeremy pour ne pas le gêner, il avança son verre à la rencontre de celui de sa cadette pour les laisser s’entrechoquer. « A la vôtre et à cette merveilleuse soirée ! »

Tous les verres remplis, il trinqua également avec son fils et Lisa à laquelle il n’oublia pas de glisser un petit clin d’œil, visiblement bien plus détendu. Verre porté à ses lèvres, il avala une longe gorgée de vin chand, appréciant longuement ce goût atypique qui était en train de couler le long de sa gorge. C’était vraiment beaucoup trop bon, agréable et épicé à la perfection. L’hiver commençait à devenir sa saison préférée très exactement à cause de ce genre de petits plaisirs. Ces petits moments comme ce que l’on ressentait quand on offrait des cadeaux à ses proches, voir leur visage content. Les cadeaux… Et si jamais la soirée se passait mal… Lisa aurait son cadeau à coup sûr… Mais Jay… Si jamais il n’avait pas l’occasion de lui donner ce qu’il lui avait préparé, à l’avenir ? Il posa rapidement son verre sur la table basse, peut-être un peu trop fort pour que ça soit naturel avant de partir précipitamment vers le dressing du penthouse, pour aller récupérer ce qu’il avait préparé.

Lisa se sent un peu mal à son aise mais ce n'est pas la présence de Jeremy qui la plonge dans un tel état, seulement le poids de sa propre culpabilité. Parce que même si elle n'était pas du tout au courant que Garrett avait des fils, une femme, une famille, elle avait conscience malgré tout d'avoir tous détruits, d'avoir fait imploser cette famille bien que le couple était déjà au bord du gouffre bien avant que Lisa n'entre dans la vie du juge. Mais elle avait précipité les choses de par sa présence, de par son existence. Surtout, par sa faute, Garrett avait menti à tous les autres. Il n'avait rien dit de son idylle, avait laissé les choses se faire, le poison de l'infidélité infiltrant chacune de ses relations. Si elle n'avait pas été dans la vie de Garrett, ou si elle n'avait pas voulu se montrer si naïve, alors rien de tout cela ne serait arrivé. Elle aurait mit un terme à cette histoire bien plus tôt, avant que Jay ne découvre tout et elle leur aurait laissé une chance, même infime, d'éviter ce qui était arrivé. Surtout, elle aurait donné à Garrett une occasion de faire les choses plus tôt, plus proprement. De dire la vérité à sa famille avant qu'ils ne la découvrent au hasard d'une bousculade dans les rues d'Hambourg.

Des remords, évidemment, Lisa en a plein, même si ce n'est pas de sa faute, même si elle n'a jamais voulu ce qui est arrivé. Et se retrouver face à son ami ce soir ne manque pas de la plonger dans ces derniers. Elle avait fait du mal à Jay. Du mal à ses frères. Du mal à leur mère. Et même du mal à leur père, par la force des choses, en s'éloignant de lui une fois qu'elle avait tout découvert. Si elle avait pu les effacer, si elle avait pu effacer la douleur de ces derniers mois pour tout le monde, elle l'aurait sans aucun doute fait. Mais c'était impossible. Et elle ne peut plus à présent qu'espérer que Jeremy lui pardonnera. Lui comme ses frères, d'ailleurs. Qu'ils lui pardonneront d'avoir dérobé le cœur de leur père, resté jusqu'à elle sans détentrice.

Dans son fauteuil, alors qu'Inga propose de trinquer, Lisa porte son verre comme les autres, le laissant s'entrechoquer contre le reste des verres avant de le porter à ses lèvres, appréciant la saveur du vin chaud tout en fuyant un peu, au fond de son verre, la gêne que lui confère le moment, alors qu'elle a du mal à se sentir à sa place, face à ces membres d'une même famille, évitant soigneusement leurs regards jusqu'à ce que Garrett bondisse d'un coup, à la surprise générale, pour disparaître de la pièce sans qu'elle ne comprenne quelle mouche le pique, si bien qu'elle adresse un regard étonné, curieux, aux Dinckel, quoiqu'ils n'aient pas plus de réponses qu'elle n'en a.

Nous sommes une bande d'équilibristes rassemblés sur le fil du rasoir. L'atmosphère est chargée en fébrilité, en angoisse, en émotions diverses. Chacun s'efforce de s'ajuster à la situation, de s'ajuster aux autres, tiraillé entre les blessures du passé, les pièges de l'ego et l'espoir d'un avenir serein. J'ai envie d'inhaler profondément l'optimisme qui semble nous réunir. Il y aurait sans doute des choses à dire, de belles paroles, des discours qui sonnent juste mais mon éloquence a fui, à moins que mon instinct ait à raison choisi d'opter pour la rhétorique du silence. Je me contente de sourire entre deux songes, sourire à Jay en réponse à son regard ravi, sourire en observant mon frère le serrer dans ses bras. J'aimerais m'assoir au piano et jouer pendant quelques minutes.  Garrett me demande si j'ai fait visiter le loft à mon neveu. Je balance la tête de droite à gauche. Jay vient tout juste d'arriver, j'ai à peine eu le temps de lui montrer le sapin. En outre, en faisait le tour du propriétaire d'un logement qui n'est pas le sien, on ne sait jamais ce que l'on peut trouver négligemment laissé sur une table de chevet ou débordant d'un tiroir ouvert. « Non, j'ai préféré te laisser l'exclusivité. Après tout, c'est toi le parfait maître de maison ce soir ! » Je lance à mon aîné un sourire taquin avant de laisser nos verres s'entrechoquer.

Tandis que le breuvage épicé glisse le long de mon œsophage, je croise mes jambes et je me redresse. Les cours de maintien que j'avais été obligée de suivre enfant me reviennent en mémoire, la mémoire de mon corps. Je suis née pour être une bonne hôtesse. J'ai l'impression que c'est dans ma peau, dans mon sang, dans toutes les fibres de mon être. J'aimerais parfois pouvoir me départir de cette étrange identité héritée de milliers d'années de patriarcat mais il me faudrait symboliquement me dépecer. L'ordre établi m'a désignée garante de l'harmonie et m'a dotée de compétences particulières. Ainsi, je perçois sans difficulté ce qui détone. Lisa détone. Elle ne semble pas à son aise dans sa propre maison. Je n'en suis guère étonnée mais ça me trouble, ça m'est presque insupportable. Je ressens l'urgence de lancer la conversation mais mon frère me devance en quittant précipitamment la pièce. Je le regarde avec surprise, laisse quelques secondes s'égrener puis reporte mon attention sur la jeune femme. « La distribution s'est bien passée ? » Nous ne sommes pas des étrangers. Nous en avons tous passé, des moments de convivialité, de connexion et d'harmonie. Pas tous les quatre ensembles mais chacun l'un avec l'autre. Il n'y a pas d'inconnus dans cette pièce. Il s'agit simplement de s'accorder, à grand renfort de banalités et de vin chaud. Simplement.

Bien évidemment, Garrett avait souri en entendant qu’il était le parfait maître de maison. Ce n’était pas du tout ce qu’il dirait, bien au contraire. Mais cela pourrait lui laisser un petit moment pour discuter avec son garçon, un moment sur lequel il n’allait absolument pas cracher. Il avait bien des choses à dire, qu’il n’avouerait peut-être jamais devant ni Lisa, ni Inga. Quand bien même il les aimait à la folie, c’était son petit garçon. Enfin l’un d’entre eux mais son petit garçon tout de même.

« Je t’emmènerai toute à l’heure. »

Sans se soucier le moins du monde que sa réaction ai pu surprendre tout le monde, que personne ne savait quelle mouche pouvait bien l’avoir piqué, le quarantenaire resta quelques minutes loin de ses invités. Ce qui n’était pas franchement poli, vous en conviendrez. Mais ce furent les bras chargés de cadeaux qu’il revint, partant tout déposer au pied du sapin. Bon, ce n’était très certainement pas amusant, un passage du Père Noël de la sorte mais… Il craignait que le moment ne lui échappe. C’était une soirée tranquille qu’ils allaient tous passer, quelque chose de simple mais rien ne l’était pour lui, il avait envie de tellement bien faire, de faire plaisir à tout le monde, qu’il ne savait pas vraiment par quoi commencer, quoi faire.

Dans la famille Dinckel, les grands-parents organisaient toujours le réveillon, préparaient le repas et tout ce qui avait à être fait. C’était la toute première fois ici, tout comme Lisa fêtait ce moment pour la toute première fois loin de la femme qui lui avait donné la vie. Les minutes allaient passer et laisser s’installer une certaine osmose, leur laisser le temps de prendre un bon rythme de soirée, quelque chose qui allait ressembler à un Noël dans la petite famille qu’ils étaient en train d’essayer de composer. Cela le ferait bien, c’était ce que Garrett espérait très sincèrement.

Sans plus tarder, il partit s’installer près de Lisa. Déposant un baiser sur son front au passage sans pour autant vouloir briser la conversation qui pouvait déjà avoir lieu dans la pièce, il dit tout doucement, en même temps que ses yeux passaient de son garçon à sa sœur. « Le Père Noël est passé alors vous pourrez avoir vos cadeaux quand vous en aurez envie… ». Ce n’était pas quelque chose qu’il appréciait, c’était bien plus sympa d’ouvrir les cadeaux le lendemain mais il n’allait très certainement pas contraindre ses proches à revenir, ils avaient déjà fait l’effort de se déplacer ce soir, c’était déjà tellement adorable de leur part…

Garrett se lève d’un coup, à la surprise générale, attirant tous les regards sur lui comme personne ne comprend ce qui lui prend, quelle mouche peut bien le piquer. Et tout en étant son âme-soeur, Lisa ne comprend pas plus que les autres l’étrange réaction de son cher et tendre comme celui-ci disparaît purement et simplement de la pièce, les laissant tous les trois en tête à tête avec un silence gênant, au moins deux personnes ici pensant qu’une autre leur en veut profondément et ne souhaite plus tellement la voir. Une gêne qu’Inga décide de rompre pour sa part, jouant les médiatrices pour mettre tout le monde à l’aise, notamment la maîtresse de maison restée dans ses petits souliers depuis son retour, s’étant installée à l’écart pour laisser les Dinckel entre eux, elle-même prise de cours par la présence de Jay qu’elle a conscience d’avoir bien malgré elle blessé, lorsqu’il avait découvert, à peine quelques semaines plus tôt, qu’elle était la maîtresse de son père. Et bien qu’elle s’ignorait tenir ce rôle, la demoiselle a bien conscience qu’aux yeux des fils Dinckel, elle avait tout d’une destructrice de famille, d’une piétineuse de mariage.

”- Oui, comme tous les ans !” assure Lisa en se raclant la gorge, n’osant pas vraiment regarder Jeremy dans un premier temps, avant de laisser son regard glisser vers ce dernier pour analyser les expressions de son visage, les réactions qu’il pourrait avoir, les regards qu’il poserait sur elle. ”Participer à la distribution de noël, ça donne toujours tellement de sens à cette fête !” souffle Lisa comme elle l’avait dit des années plus tôt à Garrett, un certain 14 décembre quand ils en avaient parlé. ”On a l’impression de ne pas faire grand chose, mais pour ces personnes pour qui on le fait, ça semble valoir tout l’or du monde…”

Elle, elle ne faisait que distribuer des sablés, du pain d’épices, des vins chauds et un dîner de noël. Elle ne donnait qu’un peu de son temps, finalement, même si avec sa maman elles avaient passé l’après-midi de la veille à pâtisser, avant que Lisa ne retrouve son tablier pour aider Garrett aujourd’hui. Ce n’était pas grand chose, dans les faits. Une après-midi et deux heures d’une soirée, d’une année comptant 365 jours. Et pourtant, ça avait énormément de sens de le faire, à tel point qu’elles recommençaient d’années en années, fixant cette tradition dans leur famille.

Garrett réapparaissant soudainement les bras chargés de cadeaux, Lisa le regarde les déposer au pied du sapin avant qu’il ne la rejoigne, s’installant avec elle dans le fauteuil cette fois, venant la renforcer de sa présence rassurante à ses côtés. Et comme il dépose un baiser sur son front, un sourire léger vient éclairer le visage de la jeune femme qui se lève cependant à son tour.

”- Je crois que le père noël n’a pas encore tout ramené !” affirme-t-elle avant d’aller chercher ses propres paquets qu’elle dépose au pied du sapin, avant de retrouver sa place aux côtés de Garrett. ”Ce n’est pas grand chose, j’ai manqué de temps...” se justifie-t-elle en rosissant. Mais elle avait tout de même trouvé de quoi faire plaisir à Inga et, elle l’espérait, à Jay, Joah et Joshua.

L'atmosphère semble se détendre à mesure que la langue de Lisa se délie. J'esquisse un sourire et m'apprête à poursuivre mes mondanités lorsque Garrett réapparait dans la pièce les bras chargés de cadeaux, proposant à demi-mot d'avancer le rituel d'ouverture. Je fronce légèrement les sourcils et lui lance un regard interloqué, quelque peu préoccupée par cette impulsivité que je ne lui connais pas. Déballer les cadeaux alors que l'apéritif vient à peine de commencer, ce n'est pas très commun mais après tout, rien ne semble l'être ces derniers temps. Lisa ne tarde pas à imiter mon frère et de nouveaux paquets viennent étoffer l'espace sous le sapin. Je jette un bref coup d'œil à mes propres présents minutieusement emballés et décorés d'étiquettes au nom des convives qui attendent sagement au pied de l'arbre de Noël depuis le début de la soirée. Un bracelet, une cassette, un ballon, une partition, un paquet de pâtes.


C'était octobre. La grisaille avait élu domicile pour de bon dans le ciel germanique, elle ne céderait pas sa place avant de longs mois. Mon éditrice m'avait invitée à une soirée organisée par un géant de l'audiovisuel allemand. Assommée par l'inertie, je n'avais aucune envie de m'y rendre mais après tant de mois loin de la scène médiatique, il fallait bien que je travaille mon réseau. C'est ainsi que je m'étais retrouvée dans la cuisine d'une grande villa berlinoise à discuter d'éducation familiale avec un géant de plus de deux mètres de haut. Il avait déclaré qu'il ne souhaitait pas faire profiter sa progéniture de sa gigantesque fortune ad vitam aeternam afin de leur apprendre le mérite. J'avais vigoureusement hoché la tête, arguant que c'était bien l'une des rares méthodes éducatives employées par mes parents que je ne reniais pas. Un convive avait fini par nous interrompre en interpellant mon interlocuteur. Ma mâchoire avait failli se décrocher lorsque j'avais réalisé que je conversais avec Shaquille O’Neal. Désinhibée par la demi-bouteille de champagne dans mon sang, je n'avais pas pu m'empêcher de lui demander de signer un autographe pour mon neveu, lui tendant un paquet de macaronis qui traînait sur une étagère en guise de support. Il s'était exécuté en rigolant de bon cœur. Quelques semaines plus tard, à ma grande surprise, je recevais dans les bureaux de ma maison d'édition un ballon de basket dédicacé au nom de Jay.

C'était novembre. Les arbres se paraient progressivement de leurs plus beaux atours d'automne. Pensive devant les feuilles dorées qui virevoltaient au gré du vent, je me faisais la réflexion que cette période semblait se faire attendre un peu plus chaque année. Les considérations écologiques n'avaient pas tardé à prendre le pas sur mes élans poétiques et j'avais repris ma route vers la librairie où j'étais attendue pour un débat public. La vitrine d'une petite boutique avait soudain attiré mon attention. Plusieurs bijoux d'inspiration bohème étaient disposés sur des présentoirs recouverts de velours bleu nuit entre quelques babioles, un quartz, une améthyste et une guirlande lumineuse. Mon regard curieux s'était quelques instants promené avant de se poser sur un fin bracelet en or orné d'élégantes breloques dont un vif d'or. Sans réfléchir, j'étais rentrée dans la boutique et j'avais demandé à essayer l'article. La vendeuse avait fermé le bracelet sur mon poignet et j'avais senti comme un étau sur mon sternum. Est-ce que cela avait encore un sens ? A l'heure qu'il était, mon frère assaisonnait sans doute une énième bouteille de whisky avec le sel de ses larmes ; quant à ce que faisait Lisa, ce n'était plus tout à fait mes affaires. Il était beau ce bracelet, tout de même. Il avait l'allure d'un présent autant que d'une relique. J'avais discrètement soupiré en esquissant un sourire triste puis j'avais demandé à ce qu'on me prépare un emballage cadeau.

C'était décembre. Pour la première fois depuis des années, j'étais seule dans la grande maison de mon enfance. Ma chambre semblait figée dans le passé. Rien n'avait bougé depuis mon départ au pensionnat il y a plus de vingt ans. Les coins de mes posters de Blondie, Janis Joplin et Patti Smith se décollaient à peine et mes gommettes phosphorescentes en forme d'étoiles formaient encore des constellations sur le plafond légèrement jauni. Je m'étais assise sur le parquet et j'avais commencé à fouiller dans les boîtes rangées sous mon lit, soulevant quelques moutons de poussière. Après de longues minutes d'exploration nostalgique, j'avais fini par mettre la main sur une vieille cassette audio décorée par mes soins au Blanco et aux feutres. Dinckel Mixtape, Januar 1999. Sur deux faces, douze titres savamment choisis entrecoupés de brèves transitions parlées. Je me rappelais des heures passées à sélectionner les morceaux, à écrire mes textes puis à les enregistrer grâce à mon fidèle magnétophone, cachée sous une couette pour améliorer l'acoustique. J'avais prévu d'offrir cette compilation à Garrett pour lui remonter le moral pendant son service militaire. Elle attendait sous mon lit depuis 1999. Après l'avoir serrée quelques instants entre mes doigts, j'avais enveloppé la cassette dans un vieux papier journal. De retour à Hambourg, je l'avais glissée sans l'écouter dans le sac en kraft décoré de petits flocons blancs contenant le livre de partition des Sonates de Beethoven datant du 19ème siècle que j'avais dégoté chez un antiquaire et que je comptais offrir à mon frère pour Noël.


Je finis ma gorgée de vin chaud puis hausse mes sourcils en souriant, promenant mes yeux sous le sapin. « Mon Père Noël à moi avait pris un peu d'avance. » Mon regard remonte jusqu'à mon frère. Songeuse, je le fixe pendant quelques secondes alors que le bruit de son verre contre la surface de la table basse résonne encore dans mon esprit. J'ignore les raisons précises de sa précipitation mais je n'ai jamais eu besoin d'avoir connaissance des moindres détails de sa pensée pour rentrer dans son jeu. « Qui vote pour ouvrir les cadeaux ? Il est bien minuit quelque part ! »  Si j'ai une certaine affection pour les traditions, j'ai toujours pris plaisir à en créer de nouvelles.